II
Elle avait la même expression d’inquiétude que la première fois et regardait autour d’elle comme quelqu’un qui craint d’être suivi. Cependant, quand elle se fut convaincue que tout reposait dans la maison et qu’elle n’était menacée d’aucun danger, elle parut retrouver son assurance. Alors, elle s’approcha de moi, et me demanda : « Eh bien ? Abdullah Singh a-t-il acheté l ‘opium ? Permettez-moi de ne pas répondre tout de suite, répliquai-je, et de poser à mon tour quelques questions. Il me semble en avoir le droit. Jusqu’à présent, vous avez toujours ordonné et j’ai toujours obéi. Je mérite en retour que vous me donniez les quelques renseignements dont j’ai besoin. » Elle eut un geste d’ennui et d’impatience. Pourtant elle demanda : « Que voulez-vous savoir ? - D’abord le nom de votre mari ? » Il me sembla remarquer une hésitation légère. Puis elle répondit : « En quoi cela vous intéresse-t-il ? Mais il est naturel que je désire savoir à qui j’ai affaire. Vous m’avez chargé d’une mission en somme dangereuse… - Dangereuse ? Mais oui ; voyons, avouez la vérité. Je ne vous trahirai pas. Mais vous ne nierez pas que vous faites la contrebande de l’opium ? » Elle ne répondit pas. J’insistai : « Est-ce vrai, oui ou non ? Soit, dit-elle. Mais puisque mon mari l’ignore, avez-vous besoin de savoir son nom ? Passons là-dessus, je le veux bien. Au moins voudrez-vous m’expliquer comment, connaissant tous les habitants de Rewahpur, ou à peu près, je ne l’ai jamais rencontré, pas plus que vous ! - Mon mari n’habite pas à Rewahpur. - C’est un marchand nomade ? - Oui. - Je l’avais pensé. Il fait partie de la caravane qui a passé ici quelques jours avant mon départ ? - Oui. - Où est établi votre campement ? - Près de la rivière, au Sud. - Je parcours souvent cette région. Je n’y ai jamais rencontré personne. - Nous nous cachons dans les bois. - Pourquoi ? - Mais vous le savez bien ! Parce que nous faisons de la contrebande. Ne vous impatientez pas. Un mot encore. Comment avez-vous appris mon départ, et par quels chemins mystérieux êtes-vous venue jusqu’ici ? - Oh ! Je vous en prie, ne me faites pas attendre plus longtemps. A chaque moment, je risque d’être surprise. Mon absence peut se remarquer. Répondez-moi donc ; avez-vous, ou non, vendu l’opium ? - Je l’ai vendu, répondis-je. - Enfin ! S’écria-t-elle, comme soulagée d’un grand poids. - Et je l’ai vendu mieux que vous ne le pensiez. - Que voulez-vous dire ? » Je lui fis en quelques mots le récit de ma transaction. A mesure que je parlais, ses traits prenaient une expression de plus en plus effrayante. Quand j’eus terminé, elle se rapprocha de moi, me saisit le poignet, et, les yeux dans les yeux : « Que dis-tu ? Murmura-t-elle d’une voix rauque. Tu n’as pas porté les coffrets à Abdullah Singh ? » - Non, mais comprenez-moi. J’ai obtenu cinq livres de plus, le prix d’un anneau. Voici l’argent, du reste. » Elle eut un cri de bête blessée, et je sentis ses ongles s’enfoncer dans ma chair. Elle me parut plus belle encore, avec cette expression sauvage qui agrandissait son regard noir et faisait trembler ses lèvres… Mais je ne pouvais deviner la cause de son émoi. « Je vous dis que voici l’argent, répétais-je. Prenez le donc. - Sois maudit ! Répondit-elle violemment en lançant la poignée d’or que je lui tendais. Et maintenant laisse-moi passer !... Je te hais… Laisse moi passer, te dis-je… - Pas encore, répliquai-je. Explique moi d’abord… - Laisse moi, laisse moi, cria-t-elle, ou je te tue ! » Elle avait sorti de sa ceinture une petite lame acérée et se tenait en arrêt, prête à bondir. « Tout cela est inutile, fis-je. Tu ne peux pas essayer de lutter avec moi… - Alors, je me tue ! » dit-elle, en posant la pointe de l’arme sur sa poitrine. Je saisis ses deux mains dans les miennes. Elle fit un violent effort pour se dégager. L’arme tomba. L’inconnue me regardait comme une panthère prise au piège. Je crus qu’elle allait me sauter au visage et me mordre… Puis, peu à peu, sa colère sembla se calmer. Je sentis ses muscles se détendre. C’est d’une voix très douce qu’elle me dit : « Lâche-moi, Sahib. Tu me fais mal. Lâche-moi - Soit, répondis-je. Mais pourquoi cette fureur ? - Je ne sais pas… J’étais folle. Lâche-moi. - De quoi as-tu peur ? - Je ne sais pas… Je craignais… que celui à qui tu as vendu l’opium… n’allât me dénoncer, peut-être ? - Tranquillise-toi. Je réponds du major comme de moi-même. C’est un soldat. Il ne fait pas la guerre aux femmes… surtout par la trahison ! - C’est vrai. Je n’ai pas réfléchi. Allons, laisse-moi. Je dois partir. Sa voix était si brisée, son expression si douloureuse, que je n’eus pas le courage de la retenir. Je desserrai mon étreinte. Elle bondit à la porte et disparut en courant, si vite que je ne sus pas où elle était passée. Quand je me retrouvai seul, je me mis à rire en haussant les épaules, tellement tout cela me paraissait incohérent. Avais-je eu raison de la laisser partir ? Oui, sans doute. La pauvre petite faisait
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