vraiment pitié. Mais pourquoi cette terreur ? Les lois sur la contrebande ne sont pas si terribles qu’elles puissent motiver un émoi pareil. Il est vrai, me dis-je, qu’il y a le châtiment du mari. Ce brave homme n’a pas l’air d’être tenu très au courant des petites transactions de son épouse, et d’après le peu que j’en sais, il ne doit pas plaisanter lorsqu’on agit sans son consentement. Admettons cette explication, faute de mieux. Et bien, et l’argent qu’elle n’a pas accepté ? A-t-elle cru qu’on lui tendait un piège ? Et, ensuite, elle était tellement émue qu’elle n’y a plus pensé… Et puis, après tout, cela m’est égal ! J’ai agi de mon côté pour le mieux. Si je me suis trompé, tant pis. Oublions cette histoire et allons nous coucher. C’est le parti le plus sage. Mais je voudrais être à demain pour raconter tout cela au major ! Il ne faisait pas encore jour lorsqu’un bruit de voix tumultueuses m’éveilla. On heurtait violemment à la porte et le visiteur semblait s’impatienter, à en juger par ses cris. Je me levai en hâte. Comme je m’habillais, j’entendis les pas traînant d’Akbar se diriger vers la véranda. Puis un dialogue en langue ourdou s’engager dont je ne saisis qu’imparfaitement les paroles. Presque aussitôt la serrure grinça. Un pas rapide monta l’escalier. On ouvrit ma porte sans frapper. Je me trouvai en présence du boy attaché au service du major. J’eus à l’instant le pressentiment d’un malheur. « Qu’y-a-t-il, Dick, parle vite. - Ah! Sahib … fit l’enfant d’une voix entrecoupée, venez en toute hâte … mon maître … - Et bien ? - Mon maître vient d’être assassiné ! » Le coup que je ressentis au cœur me fit pâlir. Instantanément, les événements de la nit se présentèrent à mon esprit comme s’il y avait une relation directe entre eux et la nouvelle terrible que je venais d’apprendre. Sans dire un mot, sans prendre le temps d’achever de me vêtir, je me précipitai dehors à la suite du jeune garçon. Quelques minutes après, j’étais au camp. Le major était étendu sur son lit de sangle, allongé, raidi, les yeux retournés, la bouche ouverte. Il y avait de l’écume au coin des lèvres. Les mains étaient crispées. J’en soulevai une et il me sembla que je prenais de la glace. Le bras tout entier craqua quand je le reposai. L’intérieur de la tente présentait des traces de désordre : une petite table pliante avait été renversée ; un tapis froissé indiquait le piétinement d’une lutte ; l’oreiller était tombé. Cependant le corps n’était pas convulsé. Par terre, une fumerie d’opium était dispersée. Un des petits coffres gisait près de la lampe brisée. Je cherchai du regard les deux autres : ils avaient disparu. La portière se souleva, et je vis entrer le lieutenant qui commandait en second le détachement. - Et bien ! Me dit-il, quelle affreuse chose, n’est-ce pas ? Et comme tout cela est incompréhensible ! - Racontez-moi, lui dis-je, exactement tout ce qui s’est passé. - Oh ! c’est bien simple, répondit-il. Il était deux heures. Je venais de relever la garde que nous établissons chaque nuit autour du camp, car nous sommes depuis quelques temps en butte aux attaques de voleurs d’armes et de chevaux. La consigne est très sévère. On doit tirer sut quiconque s’approche de l’enceinte et ne répond pas à l’ordre de s’arrêter. J’étais rentré depuis peu sous ma tente, lorsqu’un coup de fusil tiré sur la ligne des sentinelles me remit immédiatement sur pied. Je sortis aussitôt, et presque au même instant j’entendis la voix du major qui m’appelait. - Après le coup de feu tiré ? - Oui, cela vous étonne aussi, n’est-ce pas ? Mais écoutez la suite. Je ne prêtai pas d’abord attention à cet appel, pensant que le plus pressé était d’aller voir ce qui se passait. Je me dis que le major ne m’appelait que pour avoir une explication de l’alerte. Je ne m’étonnais pas non plus qu’il ne vint pas lui-même s’en rendre compte : depuis quelque temps il s’était remis à fumer l’opium et, lorsqu’on st sous l’influence de la drogue, les sensations sont assez ralenties pour qu’il n’ait pas pensé tout de suite à sortir. Bref, je ne répondis pas et courus à l’enceinte du camp. Là je trouvai quelques hommes en train de fouiller les buissons. Le soldat qui avait tiré m’expliqua qu’il avait vu une forme humaine se glisser en rampant dans l’ombre, et essayer de sortir de l’enceinte. - Elle venait donc du camp ? - C’est ce que je demandai tout de suite à l’homme. Il fit très affirmatif sur ce point. Il n’y a, paraît-il, pas de doute possible. Il fit les trois sommations d’usage puis, le rôdeur ne répondant pas, il tira. Il vit l’ombre alors se relever et disparaître. Il courut à sa suite, mais ne trouva rien. - Il n’a pu saisir aucun indice ? - Aucun. La nuit était très sombre. Il croit seulement avoir eu affaire à un indigène, car il lui a semblé que le malheureux portait des vêtements flottants. - C’est bien cela, murmurai-je à mi-voix. - Que voulez-vous dire ? Savez-vous quelque chose ? - Rien pour le moment. Continuez, je vous prie. - Je pensai alors à faire mon rapport. Je revins à la tente du major et demandai la permission d’entrer. On ne me répondit pas. J’y pénétrai sans plus attendre et, à la lueur de ma lanterne, je vis le major qui semblait endormi. Je l’appelai sans résultat. Je le pris par le bras et le secouai. Il gardait toujours le silence. J’approchai alors la lumière de son visage, et je vis qu’il était mort. - De quelle blessure ? - C’est ce que je ne puis vous répondre. Nous l’avons entièrement déshabillé, son corps ne porte que des cicatrices anciennes. Nous n’avons pu découvrir aucune plaie. - A-t-on prévenu un médecin ? - J’ai envoyé chercher le docteur Richter, c’est le seul. Mais comme sa présence auprès du maharajah ne le rend pas toujours libre, je vous ai fait également prévenir. Vous avez, je crois, quelques connaissances médicales … - Qui sont tout à fait insuffisantes, surtout pour diagnostiquer un cas pareil. Cela dépasse ce que l’on a coutume de voir. Nous serons obligés d’attendre le docteur. - Nous irons donc ensemble au devant de lui, si vous le voulez. Nous n’avons malheureusement plus rien à faire auprès de notre pauvre camarade. Voici que le jour s’est levé. Peut-être trouverons-nous en route quelques indices qui nous mettront sur la voie. » Avant de sortir, je m’approchai une dernière fois du cadavre. La face était si affreusement crispe que je reculai d’horreur. Mais, m’étant approché de nouveau, je remarquai de grandes plaques bleuâtres qui marbraient les joues. Je les fis observer au lieutenant. « Oui, dit-il, nous en avons relevé de semblables sur le corps. Quelle explication donnez-vous à cela ? - Je n’en donne aucune, répondis-je Vous avez raison, nous n’avons rien à faire ici. Tâchons de trouver autre chose ailleurs. »

Nous sortîmes. Il faisait grand jour. Nous observâmes avec soin le sol autour de la tente. Mais toute cette partie du terrain avait été tellement piétinée qu’il était impossible d’y rien découvrir. Nous continuâmes d’avancer. Bientôt, nous atteignîmes l’enceinte du camp. A l’endroit ou le soldat avait tiré, les hautes herbe avaient été nettement foulées. On voyait que le poids d’un corps était posé là. Une sorte de traînée assez distincte se voyait parmi les touffes encore humides de rosée. Il n’était pas difficile d’y reconnaître une trace. Nous n’eûmes pas de peine à la suivre. Elle remontait vers le Nord dans la direction du village. Tout à coup, le lieutenant, qui marchait devant moi, s’arrêta en poussant un cri. J’accourus à son appel. Il me montra du doigt une tache sombre sur des feuilles foulées : « Du sang ! » dit-il. C’était vrai, des gouttelettes rouges, encore fraîches, étaient facilement Je me rendais en hâte vers le pénible devoir que vous m’appelez à remplir, mais, chemin faisant, je relevais des empreintes, qui jetteront peut-être quelque lumière sur la question. - Nous en faisions autant, répondis-je un peu surpris de ces manières. Et quel est votre avis, docteur ? - Permettez-moi de vous demander d’abord tout ce que vous savez, » répondit-il. Le lieutenant lui fit le même récit qu’il m’avait fait, puis je le mis au courant de tous les événements dont j’avais été le témoin sans oublier la mystérieuse visite de l’inconnue, les coffrets d’opium et tout le reste. Il m’écoutait sans dire un mot, hochant seulement la tête de temps à autre et se frottant les mains d’un air satisfait. Nous arrivâmes au camp avant que j’eusse terminé mon récit. Le cadavre était toujours dans la même position, mais il était devenu entièrement noir. C’est à peine si le docteur le regarda. « Oui, fit-il a mi-voix. Lui aussi. Seulement ce fut rapide, voilà tout. Pardonnez-moi, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, vous disiez donc … ? Je disais que je vois une relation directe entre l meurtre de notre pauvre ami et l’histoire de ces coffrets d’opium, de cette femme si furieuse d’apprendre que le major les possédait, et de tout ce qui entoure cette aventure, le marchand de Bombay et le reste. Quant à déterminer le lien qui unit tous ces faits les uns avec les autres, j’avoue que la chose me semble impossible, et qu’il n’y a moyen de rien comprendre à tout cela. Détrompez-vous, monsieur, me dit le petit docteur. Tout cela est absolument clair. »
IV
Les paroles du docteur nous plongèrent dans l’étonnement, le lieutenant et moi. Qu’est-ce que le bizarre petit homme pouvait voir de claire dans une situation qui nous paraissait si embrouillée ? Connaissait-il des faits que nous ne connaissions pas ? C’est probable En tout cas, nous ne demandions qu'à être éclairés à notre tour. Mais le docteur ne paraissait pas pressé de parler. Il allait et venait dans la tente sans se préoccuper du mort ni de notre présence, et furetait partout. Enfin, il ramassa le coffret d’opium et l’examina avec soin. « C’est un des trois coffrets dont je vous ai parlé, fis-je, espérant ainsi renouer la conversation. Le major les avait tous emportés ; mais j’ignore ce que sont devenus les deux autres. » Le docteur ne répondit pas. Il avait pris au bout de son doigt un peu de la pâte qui restait au fond de la boîte, et la flairait attentivement. « Craignez-vous que l’opium n’ait été empoisonné ? Dis-je encore. Mais si cela est, comment expliquez-vous que le major ait pu en fumer impunément pendant quinze jours ? - Il n’y a pas trace de poison, dit le docteur, se décidant enfin à parler. Du reste, je n’ai jamais supposé cela. - Cependant le major ne peut être mort qu’empoisonné. Sinon… - Parfaitement, parfaitement, interrompit-il. Il a même été empoisonné par l’opium, ou du moins par un alcaloïde tiré du pavot qui fournit cette précieuse substance. Mais il ne s’ensuit pas de là que le poison fût dans le coffret. - Dans celui-ci peut-être. Mais dans les autres ? - Dans les autres non plus. - Qu’en savez-vous ? - J’en ai fait l’analyse. - Vous les possédiez donc ? µ Et je les possède encore, messieurs, car les voici. Le docteur fouilla dans sa redingote et en tira deux petits coffrets identiques au premier. C’étaient bien ceux que m’avait apportés l’inconnue. Il n’y avait pas de doute possible. - Comment ces objets sont-ils entre vos mains ? » m’écriai-je en m’en emparant. Et en disant ces mots je les ouvris. Ils étaient vides. On voyait qu’on avait raclé avec soin toute la pâte qu’ils contenaient. Quant au lieutenant, il s’était assis devant le docteur, et, croisant les bras d’un air résolu : « Ceci, dit-il, demande explication. Bien volontiers, répondit le petit docteur en me faisant signe de m’asseoir à mon tour. Vous êtes le plus proche ami du mort, et je vous dois quelques éclaircissements. Veuillez m’écouter, et vous ne verrez la dedans qu’une suite d’enchaînements très naturels. Mais il était malheureusement impossible de les prévoir, et nous n’avons, ni les uns, ni les autres, rien à nous reprocher. »
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