Il partit en hâte, emportant sous son bras les trois coffrets.

         Pour moi, je n’avais rien à faire jusqu’à mon départ, qui ne devait s’effectuer que dans quelques heures. Je décidai d’employer utilement ce temps libre, et je résolus tout de suite d’ouvrir une enquête au sujet de l’étrange visiteuse de la nuit.

          Aux premières explications que je fournis à Akbar, mon serviteur hindou, celui-ci m’arrêta :

         « On a trompé le Sahib, me dit-il. Il n’y a jamais eu de marchand de quoi que ce soit à Rewahpur. Nous sommes tous de pauvres cultivateurs qui vivons péniblement sur nos récoltes, quand les éléphants et les sangliers veulent bien nous laisser quelque chose…
  Quant à ce qui est de l’achat des bracelets et des bijoux, aucune femme ici ne se risquerait à demander pareille chose à son mari, car elle serait sûre d’être battue comme un âne rétif. C’est à peine si nous nous repassons de père en fils de pauvres anneaux d’argent ou  de fer, qui ont fini, depuis le temps qu’on les porte, par s’user à tous les endroits où ils sont en contact avec la peau. Et si le Sahib a vu des boucles d’or aux oreilles de la femme, il peut être bien sûr qu’elle n’est pas d’ici. Si quelqu’un possédait une pareille richesse à Rewahpur, tout le monde le connaîtrait et il y a beau jour qu’il ne serait volé ! »
         Je ne pus m’empêcher de rire à cette conclusion inattendue. Du moins elle attestait la sincérité de mon interlocuteur. Cependant
  je lui demandai encore :
          «  Mais que cette étrangère soit de Rewahpur ou d’ailleurs, peu importe. Comment expliques-tu qu’elle ait connu mon départ ? N’en avez-vous pas parlé entre vous ? Personne n’est-il venu vous interroger ?

         - Personne, Sahib. Nous ne parlons qu’à ceux que nous connaissons, qui sont des gens d’ici. Et quand il passe des âniers ou des colporteurs, nous ne leur adressons pas la parole, parce que ce sont des hommes de basse condition, à qui nous disons tout au plus :    « Va-t’en de là et passe ton chemin ?

         - Ainsi tu ne peux me donner aucun renseignement ?

         - Aucun, Sahib ! Et je ne sais qui a pu tromper notre surveillance au point d’entrer dans ta maison sans être  aperçu d’aucun de nous. Pardonne-nous cependant. Nous n’avons pas manqué de vigilance, mais il y a des choses
  qui dépassent le pouvoir de l’homme. Peut-être est-ce un esprit qui est entré chez toi.

        
- Laisse les esprits tranquilles, répondis-je. Je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût des esprits marchands d'opium. Mon avis est que la femme est l’épouse de quelque trafiquant nomade venu à Rewahpur dans l’espoir de faire commerce avec les soldats du camp. Une caravane n’est-elle pas passée ces jours-ci ?

          - Avant-hier même, Sahib. Il y avait des mulets qui portaient des soieries et des caisses qui justement devaient contenir de l’opium. Il se peut que tu aies raison. Comme ces gens-là observent tout et s’introduisent partout, ils ont pu apprendre ton départ, de la bouche de l’un ou de l’autre. Quant à moi, je n’ai rien vu et je n’ai rien dit.

         - En tout cas, il faudra redoubler de vigilance pendant mon absence et tenir la maison fermée.  Qu’on ne laisse entrer personne.

          - Le Sahib peut compter sur nous. La maison sera close comme une tombe et nous, muets comme des morts.  »

          Le soir même, je prenais la diligence. Trois jours après j’étais à Bombay.




             




II




           Mes
  affaires,  à Bombay, furent terminées plus rapidement que je ne l’espérais. Il ne me restait qu’à prendre le chemin du retour. Cependant, je songeais toujours à l’aventure mystérieuse qui m’était arrivée à Rewahpur, et je cherchais toujours à en deviner l’énigme.
Comme il me restait un peu de temps, je résolus de me rendre à l’adresse où la visiteuse m’avait indiqué qu’habitait le soi-disant Abdullah Singh… Là, peut-être, obtiendrais-je quelque renseignement qui me mettrait sur la voie.
 
         A vrai dire, j’avais peu confiance et j’étais presque sûr de ne rien trouver. Aussi m’y rendis-je sans me presser et ce ne fut que vers le soir, après avoir flâné dans les rues de la ville, que j’arrivai à celle où devait se trouver mon marchand.

          Je vis tout de suite la maison. C’était une échoppe très ordinaire, semblable à toutes celles où l’on vend la pacotille de bazar oriental, qui a pour acheteurs les étrangers de passage désireux de ramener en Europe un souvenir de voyage,
  et qui, la plupart du  temps est fabriqué dans les pays même d’où ils viennent : lampes ciselées, plats de cuivre, tapis, armes, bijoux grossiers, instruments de musique plus ou moins barbares, tout y était représenté. Ça et là quelques peaux de léopard attendaient l’amateur débarqués des paquebots de l’agence Cook qui les accrocherait plus tard chez lui, et en profiterait pour raconter de terribles histoires de chasse dont il serait le héros incontesté.  Des poignards afghans à peu près authentiques étincelaient entre les corbeilles de vannerie et des peintures ornées de perles … Mais un très beau crâne de chèvre markhor, avec ses cornes bizarrement tournées, attira surtout mon attention.
          Devant la porte, un vieux musulman à barbe de prophète était accroupi, occupé à fourbir un casque. C’est à peine s’il se dérangea lorsque j’entrai, et il ne releva la tête qu’après que je lui eus demandé s’il était bien Abdullah Sihng.
          «  Que veux-tu à Abdullah Sihng ? Mr demanda-t-il.
         - Apparemment lui parler. Est-ce toi, oui ou non ?
         -
  Si j’étais Abdullah Sihng , je ne serais pas ici, accroupi dans le ruisseau et attaché à de basses besognes. Dois-je aller le chercher ?
          -
  Bien entendu.
         -
  Que lui dirai-je de ta part ?
         -
  Mais qu’il vienne, tout simplement. Répondis-je impatienté. Voilà-t-il pas bien du mystère! Allons, dépêche toi !
         -
  Ne te fâche pas, bienfaiteur des humbles. Je ne suis qu’un très pauvre homme, ton serviteur. Tu vas être satisfait.  »
         Il se leva péniblement et disparut dans la maison. Je restai seul pendant un moment.
         «  Ainsi, pensai-je, voici que l’affaire va s’éclaircir … ou peut-être s’embrouiller ! En tous cas Abdullah Sihng
 
existe bien et, d’après le soin dont on l’entoure, ce doit être un personnage … Il n’a pas l’air d’aimer qu’on le dérange, cet acheteur d’opium rare. Après tout, qu’est-ce que je vais lui demander ?    »
          La porte s’ouvrit et je vis paraître un jeune homme, dont l’expression de noblesse et de fierté me frappa d'abord. Ses traits étaient d’une grande régularité, sa peau très blanche, attestant la finesse de sa race. Je regardai ses mains : il était évident qu’aucun
  dur travail ne les avaient jamais fatiguées.
         Il m’observait en silence, attendant que je prisse la parole. Son regard noir se fixait sur moi, avec une certaine méfiance… Pourtant sa physionomie ne m’était pas inconnue… Où donc avais-je  déjà vu ces yeux que les sourcils rapprochés rendaient plus sombres ? Comme je me taisais toujours, il se décida à parler :
         «  Que voulez-vous ? Me demanda-t-il dans l’anglais le plus pur.
          -
  Je voulais seulement savoir le prix de ce crâne de chèvre, répondis-je C’est un markhor de l’Himalaya, n'est-ce pas ?
         - Il suffisait de le demander au vieillard, répliqua-t-il. Mohamed, montre l’objet.  »

         Le vieil homme me remis entre les mains le trophée magnifique. Je l’admirai en toute sincérité
         « 
  Est-ce tout ce que vous désirez ?   » demanda Abdullah.
         Je vis que l’entretien allais se terminer. J’ajoutai
         «  Ne pourriez-vous me céder un peu d’opium ? »
         -
  Je n’en vends pas.
         -
  Cependant m’a dit que vous possédiez de l’opium de Malva le plus pur.
         -
  Où avez-vous appris cela ?
         -
  A Rewahpur, dont je viens.   »
          J’avais obtenu l’effet désiré. Malgré le calme qu’il s’efforçait de garder, j’avais vu l’Hindou tressaillir. Il se rapprocha de la porte, et son visage m’apparut, éclairé par les lueurs du crépuscule. Tout à coup, le souvenir me revint. Ces yeux, ces traits, je les reconnaissais. A n’en pas douter ils avaient un lien de  parenté avec ceux de la femme qui était venue chez moi, l’autre nuit !
                   Cependant Abdullah Singh me dévisageait avec attention.
         «  Vous venez de Rewahpur, dit-il. Qui vous a parlé de moi ?
         -
  Les uns et les autres, répondis-je … Votre réputation s’étend au loin. On dit que votre opium provient directement des jardins de la reine.  »
         -
  Je devinai qu’il faisait un effort violent pour se maîtriser. Il reprit :
         «  Ne vous a-t-on rien dit d’autre ?
         -
  Rien d’autre.
         - Et… personne… ne vous a chargé… d’aucune commission ?
         -
  Aucune commission. Personne.
         -
  C’est bien. Non, je n’ai pas d’opium à vendre. On vous a mal renseigné. Prenez-vous le crâne de markhor ? C'est deux guinées… Mais qui vous a indiqué mon nom ?
         -
  Tout le monde, vous dis-je. Pourquoi me demandez-vous cela ?
         -
  Pour rien, pour savoir… Je ne vends plus d’opium depuis longtemps. Quant à en posséder qui proviennent des jardins de la reine, c’est là une pure invention.
         -
  Va toujours, mon bonhomme, pensais-je. Tu ne veux pas parler, mais je ne parlerai pas non plus, sois tranquille. En   
somme, bien que je sois intrigué, tu l’es plus que moi encore. Et si j’en juge à ton expression, tout cela n’a pas l’air de te tranquilliser.   »
         Cependant l’Hindou fit une dernière tentative.
         «  Vous venez de Rewahpur ? Dit-il. Le régiment y tient-il toujours garnison ?
         -
  Toujours. Vous connaissez quelqu’un aux hussards  blancs ?
         -
  J’ai fait affaire dans le temps avec quelques officiers.
         -
  Vous rappelez-vous leur nom ?
         -
  Non, je les ai oubliés.
         -
  C’est regrettable. Je connais tous les officiers du camp. J’aurais pu vous renseigner.
         -
  Cela n’a pas d’importance. Voyez-vous quelquefois le maharajah ?
         -
  Rarement. Il sort peu de son palais.
         -
  Que devient-il ?
         -
  Il continue à régner sur son peuple. Le connaîtriez-vous aussi ?
         Un mar
chand ne peut connaître un rajah ! Mais voici que la nuit va venir. Prenez-vous décidément la tête de markhor ?   »
         C’était un congé poliment donné. Je compris qu’il n’y avait pas à insister, et je partis, emportant sous mon bras le lourd crâne aux cornes tordues, et vaguement étonné de tout ce que je venais de voir. Je me retournai une dernière fois. Abdullah Singh était sur sa porte et on me suivait du regard. Je le vis parler au vieillard, et je crus qu’il me désignait du doigt. Mais déjà j’avais tourné la rue et repris le chemin de l’hôtel.

         Pour aller jusqu’au port, il faut suivre des ruelles assez sombres et peu fréquentées :  du moins, c'est la voie la plus courte. Comme je m’engageais dans un de ces passages étroits, l me sembla entendre des pas qui me suivaient. J’y prêtai attention. En passant sous le rayon d’une lanterne, je vis une ombre qui s’allongeait à côté de la mienne. Je me retournai : le vieillard du bazar était devant moi.
         «  Que fais-tu là ? Lui demandai-je.
         -
  Aie pitié de moi, protecteur du pauvre, répondit-il d’une voix tremblante. Je suis un très pauvre homme tout à fait inoffensif. Si je me trouve sur ton chemin, c’est bien malgré moi, et j’aimerais mieux être ailleurs. Ne me fais pas de mal.
         -
  Est-ce Abdullah Singh qui t’a donné l’ordre de me suivre ?
         -
  Lui-même. Sahib. Sans cela courrais-je la rue à pareille heure, au risque de faire une rencontre fâcheuse.
         -
  Pourquoi me fait-on suivre ?
         -
  C’est une idée d’Abdullah, rien de plus. Il fait en vérité le commerce de l’opium : seulement il n’a pas le droit d'en vendre et craint le contrôle de la police. Voilà tout.
         -
  Qu’est-ce que cet Abdullah Singh ? Il n’a pas l’air d’un marchand ?
         - C’est un marchand cependant, rien autre chose. Seulement, je vais te raconter la vérité. Il court sur sa naissance toutes sortes de légendes. Les uns disent qu’il est le fils de la reine de Thurr ; d’autres qu’il descend des rajahs de Mysore. Il n’y a un mot de vrai dans tout cela, mais il le croit, et cela le rend plus fier qu’un sergent de l'armée régulière.
         - Qu’il soit ce qu’il veut, cela m’est égal. Mais tu vas lui dire que je défends qu’on m’espionne, sans quoi ton dos t’en cuira !
         - Je me garderai de lui dire cela, car non seulement mon dos m’en cuirait, mais aussi la plante de mes pieds, pour lui avoir désobéi. Je dirai tout au plus que j’ai perdu ta trace dans les petites rues, et il se contentera de me donner un coup de poing sur le nez.
         - Comme tu voudras, pourvu que tu files et que je ne te revoie pas !  »

         Il ne se le fit pas répéter deux fois et détala en trébuchant dans sa robe » traînante.

         Je rentrai sans autre aventure à l’hôtel.
 
        Décidément la question devenait de moins en moins claire. A mesure que je rassemblais mes souvenirs, le mystère ne faisait que devenir plus ténébreux. Cependant, à considérer l’explication donnée par le vieux, il y avait peut-être là quelque indice pour me mettre sur la voie. Il était très possible après tout  qu’Abdullah Singh fit la contrebande de l’opium. Surveillé par la police anglaise, il pouvait se méfier de moi, et les questions qu’il m’avait posées sur la garnison de Rewahpur le prouvait à la rigueur.. Quant aux relations qu’il pouvait avoir avec ce village, elles s’indiquaient d’elles-mêmes par la ressemblance frappante de cet homme avec la jeune femme qui était venue me visiter. C’était, à n’en pas douter, sa sœur ou une très proche parente. Mariée à quelque trafiquant nomade, elle faisait le commerce clandestin de l’opium qui rapporte aux contrebandiers d’assez jolis bénéfices, lorsqu’ils ne se font pas pincer. Rewahpur est sur la route des caravanes, mais son éloignement dans le désert permet d’y exercer toutes les industries possibles sans être inquiété par le gouvernement. Le détachement de soldats qui s’y trouve n'est pas pour s’occuper de ces questions-là Tout cela,  en somme, était fort  plausible. Le plus joli, c’est que j’avais joué là dedans le rôle d’intermédiaire. Bonne précaution de leur part. Arrêté avec mon bagage, j’étais seul responsable. Il est vrai que je ne pouvais les dénoncer. Mais ces gens-là ne s’engagent pas avant de savoir à qui ils ont affaire. J’avoue qu’il m’était absolument égal que cette charmante jeune femme s’enrichît au détriment de Sa Majesté Britannique et je reconnais que j’étais incapable de lui attirer des ennuis en allant faire des rapports à la douane. Je ne l’aurais ait en aucun cas ; à plus forte raison dans celui-là. La galanterie est une vertu française. Une gracieuse dame m’avait demandé un menu service. Au fond, j’étais très content de le lui avoir rendu plus complet
qu’elle ne l’espérait. C’est égal, tout cela manquait cependant de clarté. Et puis, dans ce pays de mystère, ce n’est jamais l’explication la plus simple qu’il faut envisager. Il y a toujours des choses cachées qui apparaissent au moment ou l’on s’y attend le moins.

         Je songeai à ces choses le lendemain encore, dans le chemin de fer, et les jours suivants, jusqu’à ce que la cahotante et pénible diligence m’eut ramené à Rewahpur… Mais comme j’allais y arriver, une idée nouvelle jaillit dans  mon esprit et me combla de terreur. Comment n’avais-je pas pensé plus tôt à cela ! Pourvu que cet opium ne fut pas destiné à
quelqu’un !  S’il était empoisonné !
 
    Lorsque la diligence atteignit enfin le village, je ne laissai pas à Akbar le temps de s’occuper de mes bagages, et ma première parole fut pour lui demander des nouvelles du major.

         «  Le Sahib se porte bien, me répondit le serviteur. Il était venu me demander ce matin encore si mon maître était de retour. Du reste, je pense qu’il doit attendre à la maison.  »

          Je respirai ! Au moins je n’avais pas un crime affreux sur la conscience. Aussi quelles folles idées avais-je là ? Et lorsque je vis le major en personne venir à moi, la main tendue, l’air souriant et satisfait, je ris moi-même de ma crainte, et ne pus m’empêcher de lui en faire part.

«  Rassurez-vous, me dit-il Je suis encore très vivant, Dieu merci ! Et cependant ce n’est pas faute d’avoir fumé. Je
n’ai quitté la pipe qu’afin d’être frais et dispos à votre retour. Cet opium est décidément délicieux. J’en ai déjà vidé la moitié d’un coffret. Quand vous reverrez la dame, renouvelez-lui la commande. Il y a toujours amateur… Mais je ne vous demande pas de vos nouvelles.
         Tout a-t-il marché à souhait ?   »

         Je lui fis part de mes aventures et de mes soupçons. Il m’écouta en hochant la tête.
         «  Tout cela est fort possible, dit-il. Va pour la contrebande. La marchandise n’en sera que meilleure. Elle aura
l’attrait du fruit défendu.
         - Doublement, remarquai-je, puisque les médecins et les gendarmes sont d’accord pour vous l’interdire!... Et à part cela, rien de nouveau ici ?
          Rien du tout! Que voulez-vous qu’il arrive à Rewahpur ?
         -  Le Maharajah ?
         -  Va de mal en pis, on s’attende d’heure en heure à une issue fatale ; c’est bien ce que je crois du moins, car je n’ai que bien peu de détails. C’est Richter qui le soigne, vous savez, le docteur allemand, et il est muet là-dessus plus qu’il n’est permis de l’être ; je me demande pourquoi.
         - Peut-être a-t-il des ordres ?

         C’est ce que je suppose, car, en dehors de cela, c’est un aimable homme. En tout cas, il paraît fort inquiet. Il est certain que si son malade meurt, il se trouvera quelques autorités haut placé qui saura lui en faire le reproche. C’est la raison sans doute qui le rend si taciturne… Mais je vous retiens là avec mes histoires et vous devez être pressé de vous reposer. Je vous laisse… A  propos, n’est-ce pas ce soir que vous recevez pour la seconde
  fois votre énigmatique visiteuse ?  
         -  Du moins je l’espère. Mais viendra-elle ?
         -  Et bien, et la facture à toucher ?
         -  C’est vrai… En attendant, je vous avoue que je suis impatient de savoir le fin mot de cette affaire.
         — Je vous comprends. Mais le saurez-vous jamais ? Enfin, vous me raconterez tout cela demain matin. D’ici là, bonne nuit.   »
         Nous nous quittâmes et je rentrai au bungalow. Je dînai mal, l’esprit inquiet et tourmenté. Dans la soirée, je tournai fiévreusement autour du jardin, espérant découvrir la route mystérieuse par où arriverait mon inconnue. Le moindre bruit me faisait tressaillir : la fuite d’un hérisson, le glissement d’une couleuvre, la chute d’un fruit mûr, tout attirait mon attention et me retenait sur place, les sens tendus vers le bruit. Mais je ne voyais toujours rien venir et déjà la nuit s’avançait.
         A la fin je me décidai à rentrer à la maison. Peut-être
  allais-je la trouver, comme la première fois, debout  près de la table et sa lampe à la main. Je poussai la porte avec un battement de cœur. Mais la chambre était déserte, et  personne n’était venu.
         J’en était arrivé à un état d’énervement extrême. Il suffisait du moindre craquement des meubles pour me faire sursauter. Cette tension devint si pénible que je résolus de m’y soustraire. Je me rendis dans mon cabinet de travail, fermai la porte derrière moi, m’installai à la table et me plongeai dans la rédaction d’un mémoire d’histoire naturelle que j’étais en train d’écrire et que j’avais négligé depuis quelque temps. Peu à peu, l’attrait de l’étude s’empara de moi. La fièvre du travail m’envahit et ma pensée ne s’attacha plus qu’à décrire avec précision une espèce nouvelle que j’avais découverte, et dont je comptais offrir la primeur au Muséum, lorsque je rentrerais à Paris.

         Une expression technique que je n’arrivais pas à trouver me fit lever les yeux de mon travail et les fixer dans le vague? Au-dessus de mon bureau il y avait une glace inclinée. J’y voyais ma lampe, le plancher de mon cabinet, le bas de la porte…

         Soudain, j’eus la sensation que cette porte se mouvait lentement. Elle s’ouvrit toute grande, et je vis une ombre qui s’avançait. Ce ne fut qu’alors
  que le sentiment des choses réelles me revint. Je me retournai d’un bond…

         La porte s’était refermée et  l’inconnue était devant moi, enveloppée dans son voile, et sa lampe éteinte à la main.





 
 
 


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