Pour illustrer ce propos, je n’hésiterai pas à raconter l’anecdote suivante survenue à mes dépens. J'avise un jour en Chine un coffret contenant deux pipes, l’une de dimension classique, l’autre courte, alliant chacune l’ivoire ou plutôt une résine imitant l'ivoire (manifestement vieillie artificiellement) et le jade. Ne raffolant pas de ce genre de pipes d’apparat, je ne m’y arrête guère mais photographie distraitement l’ensemble afin d’en diffuser l’image auprès de collègues friands de ces gourmandises. Quelle n’est pas ma surprise lorsque l’un de ceux-ci, ayant reçu le cliché, me fait obligeamment remarquer que la plaquette de la pipe la plus grande avait été placée…à l’envers! (La plaquette est une petite plaque d'alliage ou de métal, placée au-dessus du trou pratiqué dans le corps de la pipe, sur laquelle est fixée une sorte de petite cheminée servant à recevoir le fourneau).
"Ceci est-il une pipe?". Non, sans hésitation, pour un ensemble de raisons: une telle méprise est totalement rédhibitoire, d'autant que la plaquette mal placée devait boucher le trou permettant l'inhalation; l'erreur est également trop grossière pour ne pas cacher probablement d’autres vices. Mais surtout, la très vraisemblable tromperie sur l’ivoire achève de discréditer l’objet. Même dans le cas où l'ivoire eût été vrai, je conçois mal qu’en son temps, l’ivoire d’une pipe d’apparat, donc de qualité et de prix, ait été vieilli artificiellement, par exemple dans de l’urine de bœuf…Il s’agit d’une pratique moderne destinée à tromper l’acheteur sur l’ancienneté supposée de la pipe. Bref, qu'il soit en ivoire ou en résine, cet objet est clairement un "vrai faux".
Autre anecdote: toujours en Chine, j’avise en compagnie d’un ami connaisseur une pipe en vrai vieil ivoire, dont la qualité ne laisse planer aucun doute. Celle-ci est remarquable, de même que la large section du tube. Notre attention est cependant attirée par la médiocre qualité de la plaquette, totalement étrangère à celle de l’ivoire. Nous parvenons à convaincre le vendeur de la décoller pour découvrir que celle-ci, effectivement, n’est pas d’origine. Pour masquer son forfait, le rustre avait percé un petit trou dans l’axe du fourneau afin de permettre un semblant d’inhalation.
"Ceci est-il une pipe?". En l’état, non, car elle ne permettait plus d'inhaler et de fumer correctement. Mais elle avait bien été une pipe avant que le crime ne fût perpétré. Nous laissâmes, marris, l’objet à son vil saboteur. A la réflexion, je me dis cependant quelques jours plus tard que délaisser un ivoire d’une telle qualité, de surcroît chargé de substance noble, avait été une grave erreur. Il eut suffi de peu pour que, de nouveau, "ceci soit une pipe": reboucher le nouveau trou de façon parfaitement étanche et confectionner une nouvelle plaquette correspondant à l’ancien trou, toujours en place. Restaurer un vieil objet dans les règles de l’art n’est en aucun cas crime de lèse-majesté. Nous y reviendrons plus tard.
Ce ne sont pas seulement les pipes d’apparat mais aussi celles de fumeurs, notamment les plus simples, qui incitent à poser la question fatidique. On trouve en effet très souvent sur le marché des bambous manifestement neufs sur lesquels ont été placés une plaquette et éventuellement un fourneau et des embouts anciens (à dire vrai, il s’agit le plus souvent d’embouts neufs car les anciens se font rares).
"Ceci est-il une pipe?". La question est délicate. D’une part, si l’assemblage est bien fait et permet de fumer correctement, je ne vois pas au nom de quoi on pourrait prétendre qu’il ne s’agit pas d’une pipe. Par contre, force est de reconnaître que pour un collectionneur même moyennement exigeant, ce type d'assemblage (en général, plutôt mal que bien fait) est gênant voire rédhibitoire car la disparité des pièces ôte à l’objet toute unité et valeur historique, sans parler de l’absence notoire de caractère qui en découle. A chacun de répondre suivant son expérience et ses exigences…
(A l’attention des personnes non averties, qui souhaitent simplement acheter une pipe en guise de souvenir de voyage ou pour donner une touche d’exotisme à leur intérieur, une mise en garde doit être formulée contre mille et une fantaisies, qui jamais ne furent pipes à opium et déshonorent même le plus néophyte des acheteurs. C’est par exemple le cas de pièces recourbées imitant l’os ou l’ivoire, qui semblent avoir été sculptées dans des défenses d’animaux et s’avèrent le plus souvent constituées d’une matière synthétique moulée. Point n’est besoin de fréquenter les bazars d’Orient pour dénicher ces objets honteux: j’ai eu récemment la surprise de découvrir l’un d’eux, "globalisation" oblige, dans un magasin de souvenirs d’une île des Cyclades, en Grèce. Il ne s’agissait guère d’une antiquité de l’empire ottoman... Au moins n’était-elle pas peinte en bleu et blanc pour être à l’unisson des couleurs du pays...! Nous reviendrons sur ces objets contre nature en conclusion. Ceci étant, quels brefs conseils donner au néophyte? Même les collectionneurs avertis ne manquent pas d'avoir parfois des doutes face à certaines pièces et il n’est pas rare que d’honorables publications contemporaines présentent des objets douteux: distinguer le faux du vrai est loin d’être toujours chose facile. Outre les aides classiques énumérées ci-après, sous le paragraphe consacré aux autres objets, il n’existe qu’un moyen - et encore, n’est-il pas fiable dans tous les cas - de reconnaître une bonne pièce: c’est d’avoir eu en main le plus grand nombre de vraies et de fausses pièces afin de pouvoir comparer, ce qui s’appelle l’expérience…
Une chose est certaine: sauf miracle, les bonnes pièces ont un prix mais attention, toutes les pièces chères ne sont pas nécessairement de vraies pièces, loin s’en faut. Une vraie pièce peut ne pas présenter de traces apparentes d’opium car celles-ci ont été nettoyées afin de passer plus aisément les frontières. A l’opposé, j’ai déjà eu en main certaines pièces fausses où l’on avait placé du"dross" (résidu d’opium fumé; voir page suivante) à dessein afin de mieux confondre l’acheteur...Loin de moi de vouloir décourager les néophytes mais la chose se complique encore dans la mesure où, j’ai eu très souvent l’occasion de le constater, une majorité de marchands sont peu au fait de ce qu’ils vendent).
Pour clore ce paragraphe sur une note humoristique, je cède à l’envie de conter une histoire vraie qui se déroula il y a quelques années chez un antiquaire de Bangkok. Un client américain (la nationalité est rigoureusement exacte) examine une pipe portant à son extrémité un poing fermé en ivoire dans lequel vient se loger le fourneau; ce qui - pour les non-initiés - fait vaguement ressembler ces pipes à une pipe à tabac dont le tube serait très long.
L’honorable client, pour montrer qu’il était connaisseur, affirme qu’il s’agit d’un marteau de commissaire-priseur et, joignant le geste à la parole, feint d’adjuger un objet en saisissant la pipe par son embout et en la retournant, au risque de laisser choir le fourneau – il était, heureusement, solidement fixé - et de briser l'ensemble. La jeune assistante du magasin eut juste le temps de s'écrier: "ceci n’est pas un marteau!". L’histoire ne dit pas si elle prit la peine d’expliquer à ce sot les subtilités de la façon de fumer l’opium.
Des autres objets Le propos n’est pas ici de décrire les autres objets de façon exhaustive ou d’en établir une typologie mais d’en discuter à l’aune de la question "ceci est-il un objet de l’opium?", en faisant principalement référence à des cas et situations pratiques.
De quels moyens dispose-t-on pour confirmer ou infirmer une théorie relative à un objet ? Les témoignages de fumeurs ayant connu d’authentiques fumeries est évidemment fondamental: je me suis récemment délecté des propos d'une personne ayant vécu au début des années 1970 à Luang Prabang (Laos), dans le quartier de l'ancien marché, qui me racontait notamment que les effluves des fumeries avoisinantes parfumaient le quartier... Un autre moyen classique et relativement indiscutable est d’observer un objet sur un ancien cliché ou une ancienne planche, ce qui permet de confirmer son utilisation. Certes la majeure partie des photos étaient des mises en scène, notamment pour les besoins de l’impression de cartes postale; elles correspondaient néanmoins à des pratiques établies. Parallèlement, l’observation de rares et riches plateaux complets, avec l’ensemble de leurs accessoires, constitue une source d’information précieuse. Comme le montre ci-dessous une anecdote à ce sujet, retrouver un objet dans son état d’origine permet de confirmer ou d’infirmer une théorie ou une pratique. Outre ces aides, le bon sens, l'observation et l’esprit de déduction joueront un rôle essentiel et éviteront de commettre de grossières erreurs d’interprétation.
Honni soit qui mal y pense: on se gardera ainsi de prendre pour objets de l’opium divers objets utilisés pour d’autres usages, par exemple la calligraphie - je recommande de s’intéresser à ces objets afin de ne pas commettre de méprises - ou encore de qualifier de boite à "dross" des supports à bâtonnets d’encens…
(Le "dross" est l’opium durci ayant déjà été fumé et ayant subi une distillation accompagnée d’une cuisson, que l’on récupère dans le fourneau au moyen d’un cure-fourneau et accessoirement dans le conduit de la pipe au moyen d’une longue tige de fer appelée "ringard". Le dross était utilisé tel quel par les plus pauvres n’ayant pas les moyens de s’acheter de l’opium pur. Aprés avoir été réduit en poudre, il pouvait également être coupé en petites quantité avec de l’opium pur soit pour économiser celui-ci, soit pour accroître ses effets).
J’ajoute que l’échange d’informations entre collectionneurs est également des plus précieux. Que le ciel tombe sur la tête des mufles et autres malotrus qui pratiquent en ce domaine la rétention d'informations. Enfin, quelques bonnes lectures – notamment diverses publications de la fin du XIXème et des premières décennies du XXème siècle - feront le reste. Les bonnes publications modernes existent mais ne sont malheureusement pas légion, malgré leur nombre croissant. Dieu me garde de proposer quelques ouvrages au détriment d’autres: ce serait augmenter durablement le nombre de mes ennemis…
Au-delà de ces bons principes, le meilleur apprentissage résulte de l’accumulation d’erreurs et d'idées fausses, pour autant bien entendu que celles-ci soient un jour corrigées; ceci forme le noyau dur de ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience.
C’est à ma femme de ménage, ma "femme d’ouvrage" aurait dit Magritte en français de Belgique, que je dois ma première expérience, j’entends en matière d’objets de l’opium.
A force d’époussetage, celle-ci fit tomber un jour l’une de mes pipes dont le fourneau se cassa en deux parties. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que le dit fourneau comportait une deuxième chambre intérieure ou, en d’autres termes, deux parois, ce qui me conduisit à me demander pourquoi.
(Pour les personnes qui ne sont pas familières avec la façon de fumer l’opium, il est utile de préciser que le fourneau placé au-dessus de la flamme de la lampe, de façon à être soumis à une température idéale de l'ordre de 250 à 300 degrés, commence à chauffer outre-mesure après plusieurs pipes. Un fourneau trop chaud ne permet pas une distillation idéale de l’opium. Il gêne également le fumeur lors de la préparation de la boulette d’opium, lorsque celle-ci est placée à l’extrémité d’une aiguille et roulée sur le fourneau: l’opium risque alors de coller et de chauffer trop vite, ce qui nuit également à une distillation idéale. Bref, un fourneau chaud doit être impérativement changé.
Pour éviter que les fourneaux ne chauffent trop rapidement, on emploie généralement pour leur fabrication des matières réfractaire. La plus ou moins grande taille du fourneau et sa forme jouent également un rôle. On peut aussi utiliser diverses techniques de fabrication, telle précisément la double paroi. Dans quelques rares cas, il arrive que le fourneau présente un ou deux petits trous, soit pour verser un peu d'eau à l'intérieur de la double paroi (les trous sont ensuite bouchés avec un petit morceau de bambou), soit pour permettre à la chaleur de se diffuser plus rapidement. Je possède dans ma collection un fourneau qui possède à sa base deux petites cheminées coudées jouant ce rôle. Plus simplement, le fumeur refroidissait son fourneau à l'aide d'un linge ou d'une petite éponge humectés d'eau. Ce qui explique que l'une des pièces de riches nécessaires à opium soit une petite coupelle sur laquelle on plaçait cette petite éponge).
A ce propos, il est une question qui m’est chère et que je ne suis pas encore parvenu à résoudre: pourquoi existe-t-il, malgré les impératifs que je viens d’expliquer, des fourneaux en métal (assez rares, il est vrai) qui, par essence, chauffent extrêmement vite? C’est à priori une aberration, dont je n'ai pas encore trouvé la raison. Peut-être n’y en a-t-il pas, tout simplement…? J’en doute néanmoins car les artisans fabriquant les objets de l’opium laissaient peu de choses au hasard, y compris en matière de décoration. Même dans ce domaine, il n’était pas question de donner un total libre cours à son imagination: il existait des représentations relativement immuables et codifiées, même parmi les plus rares (je pense par exemple aux fourneaux zoomorphes, bien peu nombreux, mais qui constituent néanmoins une catégorie spécifique, clairement reconnue; les plus classiques, du moins à ma connaissance, représentent un crabe, un buffle ou une tortue.
L’anecdote suivante démontre l’intérêt de retrouver des objets complets. Elle se rapporte aux boîtes, objets souvent délaissés par nombre de collectionneurs au demeurant avertis, par manque de connaissance et crainte de commettre des erreurs m’ont avoué certains. Il est vrai que, curieusement et contrairement à d’autres catégories de boîtes (boîtes à bétel, "snuff bottles" ou boites à priser le tabac, etc…), les écrits concernant les boîtes à opium sont bien rares.
Avec un ami, grand amateur de ces objets, nous butions depuis toujours sur le mystère des boîtes métalliques décorées d’émail cloisonné, dont l’intérieur est tapissé d’une couche d’émail lisse, toujours de couleur bleu clair. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Dans certains cas, la couche d’émail intérieure présentait des traces évidentes d’utilisation tandis que dans le cas d’autres boîtes, apparemment aussi anciennes et authentiques, cette couche d’émail était comme neuve, parfaitement lisse et brillante…Dans le cas de ces dernières, s’agissait-il de contrefaçons récentes ou de boites anciennes ayant subi une restauration de l’enveloppe intérieure? Cet ami découvrit un jour une boîte dans son état d’origine, qui permit enfin de percer l’énigme. L'intérieur avait conservé sa double couche d’émail. La couche supérieure, d’un bleu très clair, présentait les traces habituelles d’utilisation, dues au contact de l’air, de l’opium et des instruments utilisés pour prélever celui-ci. Par endroits, cette couche supérieure était abîmée et laissait entrevoir, au-dessous, la couche inférieure, d’un bleu plus foncé, parfaitement lisse et propre puisque celle-ci n’avait jamais été en contact avec l’opium. A ma connaissance, cette double couche intérieure, bleue, ne se retrouve que sur le type de boîte mentionné plus haut, en cloisonné. Pourquoi? Peut-être tout simplement parce que les artisans en charge de la réalisation du cloisonné étaient les seuls à disposer de cette pâte d'émail et qu’ils avaient pris l’habitude de l’appliquer aussi à l’intérieur. Encore une fois, je ne crois pas beaucoup au hasard en la matière; j’ai tendance à penser qu’il devait y avoir une raison spécifique à cela. Mystère supplémentaire à éclaircir….
Cette histoire de boîtes me donne l’occasion de formuler quelques brèves remarques générales à leur égard. Autant je suis prêt à composer sur ce qui peut ou non être acceptable et de bon aloi en ce qui concerne divers objets - on le constatera dans les pages qui suivent - autant j’ai tendance à me montrer intransigeant en ce qui concerne les boîtes à opium. Noblesse oblige, ce sont elles qui faisaient office de tabernacle pour la divine substance: leur manquer de respect est un péché d'autant plus grave.
Qu’il s’agisse de contenir de l’opium liquide ou en pâte, les boîtes répondaient à des critères précis. Elles devaient être plus ou moins hermétiques et confectionnées dans des matières adéquates: corne, ivoire, alliages divers tel le paktong, etc. (Le mot chinois paktong, encore appelé pa(c)kfong ou paitung entre autres dénominations, est un alliage commun composé de cuivre, nickel et zinc. Utilisé à partir de la première moitié du XIXème siècle dans la fabrication de nombreux objets usuels, on le retrouve dans la composition de divers objets de l’opium. En fonction des proportions de ses composants, il ressemble souvent à de l’argent bien qu’il n’en contienne jamais).
Suivant les types de boites, celles-ci pouvaient comporter une boîte intérieure en bois (c'est notamment le cas de certaines boites en argent) ou un enduit spécifique, comme on vient de le voir. Les formes étaient relativement codifiées de même, dans une certaine mesure, que les divers types de décoration (en repoussé, cloisonné, etc…). Le sujet mérite de longs développements, qui dépassent l’objet de ce texte. Ceci pour souligner qu’une boîte est clairement à opium ou non; il n’y a pas de demi-mesure en l'espèce. Même s’il est relativement aisé de les classifier, c’est essentiellement l’expérience qui permet de les reconnaître.
Il existe de nombreux faux, c’est-à-dire des copies plus ou moins bonnes de boîtes qui n’ont jamais contenu une once de substance et seraient souvent impropres à conserver celle-ci convenablement, en particulier parce qu’elles ne sont pas hermétiques. Les boîtes en ivoire ou simili-ivoire artificiellement vieilli constituent un grand classique de faux. A ma connaissance, jamais une boîte en ivoire ne subissait ce traitement à l’époque où l’opium avait droit de cité. Ces d’objet doivent être proscrits. Il arrive par ailleurs que le couvercle de boîtes véritables soit manquant et qu’il ait été remplacé par un autre couvercle, plus ou moins ressemblant ou neuf: à chacun de faire selon sa conscience; personnellement, j’écarte ces objets, sauf s’ils sont exceptionnels.
A noter que les fumeurs les plus pauvres ne disposaient pas de boîtes car ils ne pouvaient se permettre d’acheter beaucoup d’opium à la fois; c’est le plus souvent le dross pur, récupéré, qu’ils fumaient. Ils pouvaient néanmoins acheter de temps en temps des petites doses d’opium, de quelques grammes, vendues dans des petits ramequins en terre cuite garnis d’émail, en général bleu et blanc, du moins pour ceux que j’ai eu l’occasion d’observer. Ces objets bien modestes n’en sont pas moins émouvants.
Passons à une autre anecdote, survenue à mes dépens, qui illustre le bien-fondé de se reporter à des clichés et d’utiliser son bon sens afin d’éviter de funestes erreurs. Pendant longtemps, j’ai hésité à considérer comme objets de l’opium, les petits "calices" ou reposoirs utilisés pour poser un fourneau chaud venant d’être utilisé et lui permettre de s’égoutter; ces objets sont parfois désignés comme cendriers à opium.
(Avant d’expliquer pourquoi un fourneau s’égoutte, rappelons très brièvement comment se fume l’opium: la petite boulette d’opium à fumer est placée au bout d’une aiguille; elle est d’abord ramollie en l’approchant à distance respectueuse de la flamme de la lampe et en la roulant sur le fourneau chaud de la pipe ou éventuellement sur une coupelle. Lorsque le fumeur estime la boulette proche de son point de distillation, il l’insère dans le trou du fourneau de la pipe, tout en tenant celui-ci au-dessus de la lampe. En une seule aspiration, les bons fumeurs provoquent la distillation -et non la combustion- de la boulette. Mais il n’y a pas de règles à cet égard: certains fumeurs, notamment chinois, rapportent les auteurs classiques, préféraient inhaler par petites bouffées.
L’opium distillé et en partie cuit, coule alors à l’intérieur du fourneau où il se solidifie plus ou moins vite, tandis que le fumeur inhale la vapeur d’opium. Cette matière résiduelle qui coule dans le fourneau est le "dross" déjà mentionné, qui est toxique. Il doit être gratté et retiré au moyen d’un cure-fourneau afin que le fourneau ne se bouche pas.
Comme il a déjà été expliqué, un fourneau trop chaud doit être remplacé par un autre, froid. Il ne peut être immédiatement placé sur un présentoir, généralement en bois, ce qui abîmerait ce dernier. Pour faire refroidir le fourneau, certains fumeurs utilisaient donc sur leur plateau un petit reposoir en métal, en forme de calice, dans lequel le dross du fourneau avait tendance à couler ou à s’égoutter.
En période humide de mousson, le dross peut ramollir et goutter hors des fourneaux refroidis, que l’on dispose sur un présentoir généralement en bois comme déjà indiqué, parfois en céramique ou exceptionnellement dans certaines matières nobles, tel un alliage décoré de cloisonné).
J’ignorais donc à quoi ces petits "calices" pouvaient servir. Un marchand chinois m’avait assuré qu'il s’agissait bien d’objets de l’opium mais sans plus de précisions…. Un collègue, au demeurant compétent, et moi-même avions finalement convenu qu’il devait s’agir de … petits crachoirs! Allez savoir pourquoi cette idée saugrenue!
Notre erreur était d’autant plus grossière que nous sommes familiers de la propension naturelle des chinois à se racler copieusement le fond de la gorge afin d’en chasser les mille et un dragons qui viennent régulièrement s’y loger. Un minimum de réflexion aurait dû nous permettre d’observer que le volume et le diamètre de l’objet étaient totalement incompatibles à recueillir un crachat, fut-il des plus modestes, et le cracheur des plus habiles….C’est en observant un cliché original que nous comprîmes enfin: un fourneau était posé sur l’un de ces petits "calices"…. Nous aurions pu également comprendre en recueillant un exemplaire qui contenait des traces de dross ou encore, en nous demandant pourquoi certains types possèdent un petit tiroir. Toujours est-il qu’avec cet ami collectionneur, nous continuons à ce jour à qualifier ces objets de "spittoons" (crachoirs en anglais), afin de perpétuer notre mea culpa.
J’ai observé à plusieurs reprises que l’intérieur de ces "spittoons", uniquement lorsque ceux-ci sont en cloisonné, est recouvert de la même couche d’émail bleu que celle qui garnit l’intérieur des boîtes en cloisonné. Il m’a été impossible jusqu’à présent de déterminer s’il s’agit d’une ou de deux couches, comme dans le cas des boites. Décidément, le mystère de l’émail bleu s’épaissit….
Les beaux principes de salon évoqués plus haut, qui permettent de confirmer ou d'infirmer une théorie, ne risquent-ils pas d’être sérieusement ébranlés à l’épreuve de la dure réalité des marchands du temple ?
En compagnie d’un ami collectionneur, j’eus l’occasion il y a plusieurs années, de me retrouver chez l’un de ces marchands, au fin fond d’un "hutong" (quartier traditionnel) d’une grande métropole chinoise. Nous y retournâmes à plusieurs reprises avant que le hutong ne soit remplacé par un ensemble de tours résidentielles dont la nouvelle architecture chinoise a le secret. Nous appelions cet endroit "Le Saint des Saints" car c’était une impressionnante caverne d’Ali Baba où les objets de qualité ne manquaient pas. Il était composé de deux pièces minuscules. L’une était réservée au stockage de vraies pièces anciennes, à la fabrication de pièces manquantes et à l’assemblage d’objets composés de pièces d’origines diverses, à la fois anciennes et modernes. L’autre petite pièce servait essentiellement au stockage de lampes, objet qui nécessite souvent réparations et ajouts; une centaine au moins devait y être stockées. Combien de ces lampes, souvent assemblées de pièces d’origines diverses, ont-elles fini chez divers marchands des meilleures places d’Asie, d'Europe et d’Amérique…! Au moins nos deux associés du "Saint des Saints" avaient-ils un minimum de goût et de connaissances et produisaient-ils des assemblages généralement acceptables.
"Ceci est-il une lampe?". Oui, si l’ensemble des pièces est d’origine mais cela devient bien rare. Oui, si l’on a assemblé des pièces de lampes différentes mais rigoureusement du même type. Non, si l'ensemble constitué ne fonctionne pas ou mal car le tirage ne se fait pas dans de bonnes conditions. Non, si les pièces rapportées forment un ensemble disparate: c’est en particulier le cas de lampes de voyages incomplètes, transformées en lampes fixes, pour les besoins de la vente; celles-ci sont facilement reconnaissables au pas de vis qui se trouve à leur base, pas sur lequel se vissait la boite extérieure protégeant la lampe.
Chaque fois que je me rendais au "Saint des Saints", je ne manquais jamais de prétexter une envie pressante afin de me rendre dans la minuscule arrière cour: je pouvais par exemple observer, rouillant à vitesse accélérée, à même le sol, des plaquettes de pipe fabriquées quinze jours plus tôt, que les fuites de la tuyauterie vétuste arrosaient avec régularité. Avec le temps et l’épuisement progressif des vraies pièces de rechange, nos deux compères propriétaires des lieux avaient été contraints de commencer à panacher leurs objets de pièces neuves… Notamment de verres neufs pour les lampes. Ceci dès lors était-il encore une lampe? Pour ma part, je réponds oui. Comme je le soutiens plus loin, dans le paragraphe consacré à la création et la restauration, ne soyons pas exagérément puristes en la matière, pour autant encore une fois que l’ensemble fonctionne correctement…
Connaissant le goût du secret des "Célestes", comme aimait à les appeler l’ineffable Lucien Bodard, je me suis toujours demandé au nom de quel privilège, mon ami et moi avions été admis à observer ces funestes pratiques. Il est vrai que nous étions de bons clients et que nous leur montrions que nous savions de quoi nous parlions; mais nous ne devions pas être les seuls. Peut-être était-ce là un moyen de conforter notre confiance et de démontrer indirectement que les prix relativement élevés des objets d’origine étaient justifiés…
Bien qu’au fait des mystères du "Saint des Saints", je devais cependant être moi-même un jour victime de certaines de ses pratiques peu orthodoxes. J’en ai encore honte à ce jour… Je n’hésite pas néanmoins à conter l’anecdote car elle a valeur d’exemple. En arrivant un jour dans la ville où se trouvaient ces lieux, je rencontre par hasard l’un des deux propriétaires, qui tenait échoppe dans un marché en plein air. Joie intense, je découvre presque immédiatement au fond de l’une de ses caisses une pipe en galuchat, du type "pipe de singe", dont le fourneau se loge dans un poing en pierre dure, à l’extrémité du tuyau! Survient alors un phénomène classique chez certains collectionneurs non aguerris: la vision subite d’un objet rare ou recherché fait immédiatement disparaître tout esprit rationnel et critique, au point de faire prendre pour lanterne vénitienne la plus grossière des vessies de porc chinoises. Je n’affirme pas ceci pour me dédouaner mais fort du témoignage de confrères m'ayant avoué avoir été également victimes de ce fâcheux syndrome.
SUITE RETOUR
|