La pipe en galuchat à peine avisée, j’en demande le prix et emporte la transaction pour une misère, 300 yuans, soit moins de 40 euros, ce qui aurait du immédiatement m’alerter. J’ajoute que je possède dans ma bibliothèque un excellent livre sur les objets en galuchat, ce qui aggrave plus encore mon cas et achève de démontrer la gravité du syndrome décrit plus haut.
Fort de mon remarquable achat, je demande à être conduit au "Saints des Saints". Fidèle à mon habitude, je prétexte une envie pressante. Quelle n’est pas alors ma surprise en découvrant dans un coin de la cour plusieurs mètres de vieilles tringles à rideaux, à moins qu’il ne se fût agi de montants de lit, gainés de…simili galuchat en matière synthétique! Comme le corbeau de la Fable de La Fontaine, je jurai mais un peu tard que l’on ne m’y prendrait plus!
A la décharge de notre faussaire, celui-ci ne m’avait pas proposé la pipe. Il ne m’avait pas non plus demandé un prix exorbitant, loin de là! Mon aveuglement et lui seul, était responsable. Est-il besoin de préciser que "ceci n’est pas une pipe", même si celle-ci fonctionne (à la fois un comble et un paradoxe!), car jamais le plus habile des alchimistes ne transmuta tringle à rideau en fer en pipe à opium! Je conserve pieusement l’objet dans l’enfer de ma collection afin de me rappeler le devoir d'humilité jusque la fin de ma vie de collectionneur. Quelques mots à présent sur les fourneaux. Il n’y a pas si longtemps encore, un confrère averti me confiait qu’il aimait les collectionner car ceux-ci au moins échappent à la contrefaçon. Hélas, ce n’est plus vrai! Des faux ne permettant pas une inhalation optimale et chauffant plus que des poêles à bois sibériens au cœur de l’hiver ont fait leur apparition. Ils sont souvent très réussis d’un point de vue esthétique, ce qui démontre l’art des faussaires. C’est par exemple le cas de certains fourneaux ronds de grande taille (d’une circonférence d’environ huit centimètres), décorés de marbrures sur leur face supérieure, dont la forme exagérément aplatie évoque une soucoupe volante! C’est également le cas de fourneaux classiques en Yixing, décorés notamment d’un poème. (Le Yixing est une terre à base de silicates, cuite à très haute température, afin de la vitrifier. Elle tire son nom de la ville de Yixing située à environ 200 km au sud de Shanghaï, qui est fameuse pour ses poteries raffinées). Si l’on observe avec attention, à l’intérieur du fourneau, la base de l’orifice servant à placer la boulette d’opium, on constate que celle-ci n’est pas légèrement découpée ou évidée: c’est là l’un des moyens de reconnaître ces faux. Une étude attentive au moyen d’un mince filet lumineux montrera également l’absence de dross et de traces laissées par les cure-fourneaux.
Il va sans dire que de telles imitations ne seront jamais de vrais objets et qu’elles doivent être bannies d’une collection, sauf à les exposer dans un "enfer". Il faudra néanmoins se garder de prendre pour faux des fourneaux neufs n’ayant jamais servi, qui proviennent de stocks non écoulés, voire de cargaisons de jonques retrouvées au fond de la Mer de Chine...
Jusqu’à quel point se montrer puriste en matière de certains objets? Je prendrai à cet égard l’exemple des ciseaux servant à couper la mèche de la lampe à mesure qu'elle se consume, afin de garantir une chauffe idéale. J’ai la chance de posséder un cure-fourneau dont le manche s’ouvre et contient une petite paire de ciseaux pliants. J’aime agacer certains collectionneurs en affirmant que je ne suis vraiment certain que de ce type de ciseaux et du type à pointes arrondies, qui permet de bien saisir la mèche. Dans le cas de ces derniers, je n'hésite pas à prétendre parfois avec une absolue mauvaise foi qu’il s’agit d’un coupe-ongles pour bébé: les deux types de ciseaux sont en effet ressemblants! Seuls ces deux types de ciseaux sont clairement des objets de l’opium; mais pour le reste? Ne soyons pas immodérément puristes: le fumeur moyen utilisait les ciseaux qu’il avait sous la main, notamment les ciseaux chinois classiques à larges poignées. Ce n’est pas commettre un crime de lèse majesté que d’en placer une paire sur un plateau rustique… Il en va de même des aiguilles. Une aiguille de belle taille au manche travaillé est un objet d’une grande élégance. Ceci étant, un rayon de roue de vélo travaillé convenablement pouvait également faire office d’aiguille pour des fumeurs n’ayant pas beaucoup de moyens ou simplement pragmatiques. Il va sans dire qu’un tel objet sera totalement déplacé et hors de propos sur un plateau d’esthète; il aura néanmoins une place de choix aux côtés d’objets rustiques et constituera un objet très significatif.
Ceci pour souligner qu’à mon sens, c’est l’usage qui fait l’objet. Hormis la pipe, la lampe et l’aiguille - les "trois trésors" ou objets indispensables pour fumer - le fumeur de condition modeste n’hésitait pas, soit à se passer d’objets, soit à prendre ce qu’il avait sous la main: ainsi, n’importe quel linge humide pouvait-il faire office d’éponge pour refroidir un fourneau chaud. Dans le même ordre d’esprit, lorsque l’opium fut interdit et disparut en Chine, nombre de "ringards" furent détournés de leur usage initial pour servir à la préparation de… brochettes! Les asiatiques sont gens pragmatiques. La célèbre maxime du Président Deng à la fin des années 1980, "Peu importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il attrape les souris", qui se rapportait à la réforme économique, pourrait également s’appliquer aux objets de l’opium.
(Un "ringard" est une longue tige de métal, fine et pointue, que l’on enfilait dans le conduit des pipes pour le dégager des vapeurs d’opium qui, en s’accumulant, formaient un dépôt très dur et compact, au point de le boucher. Certains ringards d’origine sentent parfois le tabac! L’opium une fois interdit en Chine, nombre de pipes à opium furent en effet reconverties en pipes à tabac. Un éminent collectionneur m’a confié qu’il écarte les objets qui sentent le tabac: l’opinion est puriste mais respectable. Personnellement, je ne dédaigne pas ces objets et leur trouve au contraire une dimension historique supplémentaire). Autre exemple intéressant: on peut observer sur certains vieux clichés présentant un plateau honorablement garni, qu’un repose-couverts classique, en métal argenté, était utilisé pour disposer une ou plusieurs aiguilles: "ceci est-il un objet de l’opium?". Stricto sensu, non bien entendu. La question mérite néanmoins débat…
Ayant hérité de quelques repose-couteaux identiques, assez communs au début du siècle dernier, c’est sans vergogne aucune que j’en ai disposé un sur l’un de mes plateaux; les clichés montrent qu’à défaut d’être raffinée, la pratique n’était pas de mauvais aloi. Fidèle à mon principe, je ne manque néanmoins jamais d’annoncer qu’il s’agit d’un objet détourné, n’ayant jamais respiré les effluves de "l’odeur la plus intelligente au monde", comme la décrivait Cocteau, citant Picasso.
On peut également observer sur d’anciens clichés que certains fumeurs n’hésitaient pas à placer leur lampe sur une simple assiette ou soucoupe, à défaut du petit plateau classique (généralement en paktong, parfois en bois) destiné à protéger le grand plateau en bois. Jusqu’à preuve du contraire, une assiette n’est pas encore un objet de l’opium; il n’est pas inutile cependant de savoir que la pratique était répandue.
J’aurais par conséquent tendance à considérer comme acceptable qu’occasionnellement - restons mesurés… - un plateau et ses accessoires rustiques puissent recevoir une telle assiette, pour autant que celle-ci ait été choisie avec à-propos, c’est-à-dire qu’elle soit pour le moins d’époque. Le fin du fin serait de retrouver une soucoupe réellement utilisée à l’époque et portant des traces de dross: sans hésitation, je n’hésiterais pas à lui décerner un brevet d’honneur d’objet de l’opium!
Comme beaucoup de collectionneurs, je suis amateur des petits instruments indispensables au fumeur (aiguille, cure-fourneau, pelle à dross pour gratter et récupérer l’opium cuit ayant coulé hors du fourneau sur le plateau, coupelle pour faire cuire le "chandoo" ou opium liquide, petites pelles garnies de trous pour nettoyer l’aiguille chargée de dross, tonnelet doseur pour préparer les boulettes d’opium, etc….). Pourquoi ces instruments sont-ils l’objet d’un tel attrait? Ceci, me semble-t-il, tient au fait qu’ils aient été en contact étroit avec la main du fumeur, où ils jouaient un rôle précis et décisif: cette défunte proximité leur confère une charge émotionnelle particulière qui les rend d’autant plus intéressants.
On ne peut clore ce paragraphe sans s’interroger sur certains objets dits "à opium": poids, balances, oreillers, lits, nattes en tiges de bambou…De façon générale, ces objets pouvaient être utilisés en relation avec l’opium mais ils n’étaient pas exclusivement réservés à cet effet, sauf exceptions. Il semble que cette appellation serve surtout les marchands du temple afin d’ajouter une touche d’exotisme à ces objets, voire les auréoler de mystère et in fine, en augmenter le prix.
Certes les poids et balances étaient notamment utilisés pour peser l’opium; de rares clichés l’attestent. Mais ils pouvaient aussi être utilisés pour bien d’autres substances, comme c’est encore le cas aujourd’hui en Chine: produits pharmaceutiques, cosmétiques, produits précieux et délicats…
Quant aux oreillers, lits et nattes, ils étaient autant "à opium" que le sont mon oreiller de plume d’oie et la couchette de mon bateau de plaisance, si je les utilise pour tirer sur le bambou. Bien évidemment, ils étaient aussi réservés à d’autres activités dont la satisfaction de la paresse et le sommeil réparateur. Seuls un bas flanc récupéré dans une ancienne fumerie ou un lit chinois provenant d’une fumerie de luxe ou de la pièce d’une riche habitation, exclusivement réservée à la fumerie, mériteraient d’être appelés "à opium".
Quelques-uns de ces objets étaient exclusivement ou quasi exclusivement réservés pour fumer l’opium mais ils restent l’exception. C’est le cas par exemple des oreillers en terre cuite de forme trapézoïdale, à coulures d'émail vert sur fond gris ou blanc sale, que l’on observe sur de nombreux clichés anciens.
Créer et restaurer Quid de la restauration et de la création de nouvelles pièces, celles d’origine étant devenues introuvables ou presque? Au risque de jouer à l’arbitre des élégances, répondons par le biais de quelques exemples concrets. Je suis le plus heureux des collectionneurs lorsque je découvre une lampe portant encore son verre d’origine, ce qui accroît considérablement sa valeur émotionnelle et marchande. C’est hélas chose rare. J’estime que dans ces conditions, il est acceptable de refaire un verre afin de ne pas laisser celle-ci orpheline, pour autant bien entendu que l’opération soit effectuée dans les règles de l’art: le verre devra assurer un tirage adéquat tout en étant esthétiquement approprié. Cette pratique était courante et de bon aloi au temps où l’opium avait droit de cité: un verre à vin ou à bière, dont le pied était sectionné, faisait l’affaire pour remplacer un verre de lampe cassé; ceux-ci étaient également utilisés pour confectionner des lampes neuves. Il existait d’ailleurs des artisans spécialisés dans la réparation des objets, dont les fourneaux fendus sous l’effet de la chaleur ou d’un choc; la réparation consistait notamment à enserrer le fourneau d'une ou plusieurs lamelles de métal, qui se rétractaient après avoir été chauffées.
En ce qui concerne les lampes, je suis navré de la mauvaise qualité en général des supports de mèches fabriqués à la va vite, pour remplacer ceux d’origine, souvent disparus. Je préfère sans hésitation une lampe dépourvue d’un tel support à celle affublée d’un piteux morceau de cuivre brinquebalant.
Autre exemple: supposons que je recherche depuis des années le "cache lumière" de mes rêves: une chauve-souris dont les yeux de rubis rougeoient sous la flamme de la lampe. Désespérant de le trouver, est-ce pécher que de fabriquer un tel objet? Point du tout, pour autant que les choses soient claires: celui-ci devra être présenté sans ambiguïté comme une reproduction ou une création moderne. S’il est de qualité, mon cache-lumière ne gâtera pas ma lampe. Son seul défaut sera sa jeunesse et si j’ose dire, son manque d’expérience. Il aura cependant le mérite de pouvoir montrer un objet devenu bien rare et de démontrer son utilité, si…..je veille au confort de mes yeux.
(Un cache-lumière est une petite plaque en forme notamment de cigale, de papillon ou de chauve-souris que l’on suspendait au sommet d’une lampe, au moyen d’une chaînette assortie d’un petit crochet, afin de ne pas éblouir le fumeur, plongé dans l’obscurité d’une fumerie ou d’un boudoir réservé à la pratique de l’opium. C’est un objet rare, voire très rare: sa petite taille n’a pas aidé à ce qu’il soit conservé).
Les plateaux deviennent relativement rares sur le marché, surtout ceux de qualité. Supposons que je rêve néanmoins de présenter sur le même plateau les deux superbes pipes en écaille de tortue ramenée de Tien Tsin par mon grand père dans les années 20. Je décide donc de faire exécuter un plateau à double compartiment. La chose est-elle de bon aloi? Oui, si les dimensions classiques sont respectées et si les coins sont biseautés de façon traditionnelle afin de s’emboîter comme il convient. Je conseille à ce sujet de copier strictement un modèle d’origine afin de ne pas commettre d’impair: quel raffinement si je m’enhardis par exemple à reproduire avec justesse un original dont les bords imitent les deux tiges entrelacées d’un rameau de bambou! J'ajoute que le bois devra être de qualité et d'origine asiatique de préférence. Si par sottise ou avarice, j’utilise le pin scandinave pour confectionner mon plateau, il sera sage d’abandonner au plus tôt la restauration des objets de l’opium pour me lancer dans la fabrication des meubles de cuisine!
Dernier exemple: supposons que je me passionne pour la terre cuite et que je décide de tester mon art dans la confection d’un fourneau. Initiative louable si mon fourneau permet une vaporisation idéale, tout en chauffant modérément, grâce au volume et à la forme de sa chambre interne! Si par contre, celui-ci s’avère inutilisable comme le sont les faux déjà décrits, ce sera une faute de goût impardonnable de le placer sur une vraie pipe.
Ceci dit, faut-il systématiquement tout réparer, compléter, remplacer? Si je suis marchand ou si je cherche à revendre une acquisition, j’aurai tendance à présenter mes objets de façon à ce qu’ils attirent l’œil des acheteurs potentiels; j’agirai donc en conséquence au risque de les dénaturer à des degrés divers. En ce qui me concerne, j’estime qu’il est préférable de garder les objets le plus prés possible de l’état où les ans les ont laissés, ce qui est une façon de les respecter.
Prenons l’exemple d’une boite de voyage en bois. Si celle-ci est attaquée par les vers, je n’hésiterai pas évidemment à appliquer un produit vermifuge. Pour le reste, sauf exception, je me garderai de remplacer certaines parties pouvant manquer sauf si celles-ci proviennent d’un modèle identique… Je débarrasserai les poignées en fer de leur oxydation, au besoin je ferai refaire une poignée manquante, j’appliquerai éventuellement une très fine couche de cire d’abeille pour mettre le bois nu en valeur et je m’en tiendrai là.
Je trouve regrettable que des collectionneurs privilégient parfois l’aspect des objets au détriment de leur nature et de leur histoire. Que diable, il ne s’agit pas d’organiser un concours de beauté mais de sauver et conserver des témoignages d’un passé à jamais perdu ! Mais ne nous emportons pas : il est vrai que le caractère esthétique indéniable des objets de l’opium appelle naturellement à préserver et restituer leur lustre d’origine.
Les réparations importantes et substitutions mentionnées ci-dessus ne restent toutefois acceptables que si elles constituent l’exception au sein d’une collection et si, une fois encore, elles sont annoncées clairement (toute omission à cet égard est sans conteste répréhensible). Par ailleurs elles ne doivent pas être gratuites mais avoir un sens et apporter une réelle valeur ajoutée.
Si par exemple je trouve une superbe pipe dont manquent un ou deux embouts, il sera non seulement acceptable mais souhaitable que je les remplace de façon adéquate afin de redonner vie à l’objet. De la même façon, je pourrais éventuellement faire refaire la plaquette de la superbe pipe en ivoire mentionnée précédemment.
Pour adapter sur une pipe un fourneau dont manque la douille permettant de le fixer sur la plaquette, je pourrais également en fabriquer une. Mais de grâce, que celle-ci ne soit pas confectionnée, comme c’est souvent le cas chez certains vendeurs asiatiques, en un alliage contenant de l’argent… Peut-être pour faire plus beau ou plus riche mais certainement pas plus vrai car, à ma connaissance, ces douilles ne contenaient jamais de métal noble, sauf rares exceptions…! Présenter Il est un point d’importance qui mérite également d’être discuté: comment présenter les objets? Ceux-ci doivent-ils être nettoyés, récurés et astiqués pour briller sous les lampes des vitrines, ou bien est-il préférable de les laisser en l’état, pour ne rien ôter de la valeur sociale et historique qu’ils reflètent ? Dis-moi comment tu présentes tes objets, je te dirai qui tu es…
De façon générale, je suggère de distinguer entre la saleté proprement dite et la patine ainsi que les coulures et traces d’opium et de dross, bien qu’il soit parfois difficile de séparer ces divers éléments. Sauf exception, par exemple pour mieux voir un motif ou une inscription cachés, les traces d’opium ou de dross ne devraient en aucun cas être nettoyées; elles sont trop précieuses. Une fois encore, c’est l’usage qui fait l’objet et c’est cette matière qui incarne l’usage en la circonstance.
Quant à la patine, elle devrait pratiquement toujours être respectée car elle fait partie intégrante de l’objet. En ce qui concerne les métaux et alliages ternis par le temps, dont l’argent et le paktong, c’est néanmoins sans hésitation que je leur ferai retrouver leur éclat naturel. Je suggère par ailleurs de distinguer les objets rustiques et courants de ceux d’apparat ou d’une belle qualité. Par essence, ces derniers objets étaient des objets en représentation ou appartenant à des personnes raffinées: il y a donc un sens à restituer leur beauté d’origine en les nettoyant raisonnablement. Je considère par contre qu’une pipe rustique, de fumerie, et les objets l’accompagnant, devraient autant que faire se peut, rester "dans leur jus".
Penchons-nous sur quelques exemples pratiques. Quid des plateaux intérieurs en paktong, généralement ternis et encrassés par le temps? (Comme déjà mentionné, le plateau à opium en bois pouvait recevoir un plateau intérieur, plus petit, généralement fabriqué en paktong, afin de recevoir la lampe et d'empêcher que l'opium ne coule sur le bois; on pouvait également trouver mais plus rarement, des petits plateaux intérieurs en bois). Il est non seulement acceptable mais recommandé de leur faire retrouver leur lustre d’antan: cette initiative ne leur ôte rien et permet au contraire de mettre en valeur la scène gravée dont ils sont généralement décorés. Un plateau en paktong de belle facture sur un plateau de bois foncé ne manque pas d’allure… Que faire si un plateau en bois présente des traces d'opium ou d'huile? Je recommanderai de ne pas le nettoyer ou de ne le faire que modérément afin de ne pas le dépouiller des traces nobles de son histoire. Les plateaux de bois noble et ceux incrustés de "mère de perle" (ou "mother of pearl", comme disent nos amis anglosaxons; je parle bien entendu de nacre!), incitent également à être nettoyés: un décrassage à la térébenthine et une fine couche de cire d’abeille leur rendront leur éclat.
Passons aux lampes: il est vrai que dans une majorité de cas, un nettoyage permettra de les mettre en valeur. Il sera toutefois judicieux de s’abstenir de toute initiative si l’on a la chance d’avoir un verre d’origine ou si la lampe est très vieille ou particulière, auquel cas il sera préférable de la laisser en l’état. J’applique par exemple ce principe aux lampes de fumerie protégées d’une cage car leur nature rustique n’appelle pas de nettoyage.
En ce qui concerne les pipes, les bois et bambous ne recevront tout au plus qu’une caresse au chiffon doux afin de mettre leur patine en valeur; il en sera de même pour les bois et bambous laqués ainsi que l’ivoire. Mais quid des plaquettes? Chaque pipe est un cas particulier. Je suggère de procéder à un nettoyage, uniquement pour faire ressortir l’un ou l’autre élément spécifique telle une inscription. L’argent et les alliages qui en contiennent pourront toutefois être systématiquement nettoyés, ce qui ne manquera pas le plus souvent de mettre en valeur les autres éléments auquel il est associé.
Terminons par le cas le plus facile: les fourneaux. Il va sans dire que le dross ayant coulé à l’extérieur ou garnissant l’intérieur du fourneau ne devra, au grand jamais, être nettoyé, sauf circonstances exceptionnelles; par exemple pour mettre en valeur un fourneau en cloisonné dont le dessin disparaîtrait sous la matière noire ou encore, faire apparaître le poinçon d’un fabricant.
J’aime pour ma part varier les plaisirs en matière de présentation d’objets. Un plateau et son ensemble rustique, non ou très peu nettoyés, pourront côtoyer sans vergogne un plateau d’esthète garni de pièces rares, délicatement mises en exergue par les vertus du nettoyage.
EN GUISE DE CONCLUSION Alors que cet essai avait pour objet de débattre de ce que l’on peut raisonnablement considérer et exclure comme objets de l’opium, il a essentiellement permis à son auteur d’asséner des considérations et préférences subjectives, donc contestables par nature et de parler d’expériences personnelles.
"Ceci est une pipe", "ceci n’est pas une pipe": et si ces propositions ne dépendaient fondamentalement que de "l’age du capitaine", c’est-à-dire de son savoir, de son expérience et son cheminement dans le domaine, de ses goûts et préférences esthétiques et des raisons conscientes et inconscientes pour lesquelles celui-ci collectionne les objets?
Chaque collection est le reflet d’occasions saisies et manquées, de moyens financiers, de rencontres et de bons ou de mauvais conseils, d’un apprentissage sérieux ou superficiel, etc. Mais au-delà, elle est fondamentalement le reflet de la personnalité de son auteur. Une collection est à l’image de celui qui l’a construite, raison pour laquelle il est rare que deux collections se ressemblent vraiment.
L’observation attentive d’une collection permettra de repérer aisément l’apprenti, l’esthète, l’ayatollah, le perfectionniste voire le maniaco-dépressif, l’incompétent, l’expert, "l’accumulateur", ou une combinaison de certains de ces attributs. J’aime cette diversité des approches qui donne de l’attrait à chaque collection, même aux plus modestes et aux moins conventionnelles.
Dans cet esprit j’estime que toute honnête collection devrait pouvoir présenter sans honte son "enfer", ce qu’un illustre collectionneur appelle fort justement "The price of my education": à savoir des pièces s’étant finalement avérées des copies et des faux plus ou moins vulgaires, achetés à plus ou moins grand prix, alors qu’on les croyait d’origine. Les pièces de qualité n’en brilleront que plus et la collection gagnera en didactisme et exemplarité. C’est au travers des erreurs successives que le savoir s’affine. Si j’avais un regret à formuler au terme de ce texte, ce serait de ne pas avoir soulevé suffisamment de doutes et d’interrogations sur divers objets rares ou mystérieux - il en reste - et la façon dont ceux-ci étaient utilisés. La majeure partie des collections se rapporte à des objets chinois et du Sud-Est asiatique. Quid de ceux utilisés dans bien d’autres régions du monde, du Tibet à l’Asie centrale et la Turquie? Je serais par exemple curieux de savoir à quoi le plateau d’un fumeur de Smyrne, vers 1900, pouvait bien ressembler…Dieu sait si les plaisirs de l’opium n’étaient pas inconnus des grecs d’Asie Mineure, loin s’en faut. Les paroles de certaines chansons du genre musical grec appelé "Rebetika", qui mêle des origines turques, rappellent parfois sans vergogne qu'un remède efficace aux maux de l’amour consiste précisément à fumer.
Je conclurai par une histoire vraie dont, je l'espère, l’effet de catharsis sera utile. Un ami, collectionneur de talent, se trouvait en congrès dans une capitale asiatique, en compagnie de collègues. L’un d’entre eux décide d’acheter une pipe, non pour commencer une collection mais pour ajouter une touche d’exotisme à son salon. Il en informe au préalable mon ami, qu’il sait fin collectionneur, et lui demande s’il pourra lui présenter son achat afin de recueillir son avis. Mais pour son infortune, il ne l’invite pas à l’accompagner afin d’être utilement conseillé.
Le soir même, notre apprenti décorateur déballe avec précaution une défense incurvée et sculptée de phacochère, à moins qu’il ne se fût agi d’un ivoire synthétique moulé. Cerise sur le gâteau, la base du fourneau en bois, peint en noir pour imiter l’ébène, se vissait dans la plaquette d’aluminium! (Pour les non-initiés, précisons que les fourneaux en bois n'existent pas, étant donné la chaleur à laquelle l’objet est soumis; je possède certes un fourneau laotien en alliage léger dont la douille est en bois, mais c’est une rareté et une autre affaire… D’autre part, hormis l’une ou l’autre rare pipe de voyage ou pipe d’excentrique, les fourneaux ne se vissent au grand jamais mais se coincent dans le manchon de la plaquette, à l’aide d’un morceau de tissu, de préférence imprégné d’opium liquide).
Mon ami, gêné, se garde de pouffer et feint d’examiner l’objet avec attention. Pressé de se prononcer, il se garde bien de dénoncer de front la grossière supercherie et se borne à émettre des réserves, en rappelant que même les spécialistes ne sont pas exempts d’erreurs.
Notre apprenti décorateur coupe alors court au discours en annonçant fièrement le prix, prés de 1000 euros, et conclue, péremptoire, qu’il ne peut s’agir d’une faux étant donné le montant déboursé pour l’acquérir…
"Comprenne qui voudra", comme disait le poète … L’histoire ne dit pas si cette pipe de prix prend désormais la poussière sur la table basse ou la cheminée du salon. Une chose est néanmoins certaine: elle procure bien des satisfactions à son propriétaire, qui ne manque pas une occasion de gloser sur les mystères de l’Asie auprès de ses visiteurs, en prenant celle-ci à témoin. L’essentiel n’est-il pas dès lors atteint? A chacun sa pipe.
Yves Domzalski Bruxelles, octobre 2006
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