POUR CHANGER DES TEXTES CLASSIQUES, UN TEXTE MODERNE ET… POLITIQUEMENT PEU CORRECT, À L'ATTENTION DES COLLECTIONNEURS.


 


"CECI N'EST PAS UNE PIPE"

(Quelques réflexions et propositions subjectives et contestables sur les objets de l’opium)

Now with a flick of the wrist she plunged the needle into the tiny cavity, released the opium
and reversed the bowl over the flame, holding the pipe steady for me. 
The bead of opium bubbled gently and smoothly as I inhaled.

The Quiet American
Graham Greene

 


 



 


DE MAGRITTE AUX MARCHANDS DU TEMPLE
Habitant Bruxelles, non loin de l’ancienne maison du peintre surréaliste Magritte où celui-ci peignit nombre de ses chefs d’œuvre, dont la fameuse toile représentant une pipe et portant la mention "Ceci n’est pas une pipe", il était naturel que ma passion des objets de l’opium m’amenât à m’interroger sur ce qu’est une pipe à opium.

Question certes mineure par rapport au devenir du monde mais fondamentale pour qui apprécie cet objet et les objets de l’opium en général (Dieu merci, la langue française me permet d’éviter des termes venus d' ailleurs tels que "paraphernalia", voire "accoutrement(s)". Je crains fort cependant qu’il faille me résoudre à les utiliser si ce modeste essai devait être traduit en anglais).

Alors que la pratique de collectionner les objets de l’opium devient de moins en moins rare et que se multiplient les ouvrages sur ce thème, ce ne sont pas seulement les marchands du temple qui fleurissent sur l’Internet et dans les galeries d’art mais aussi les experts et leur cortège d’interprétations et de coteries. Il n’est peut-être plus loin le temps où, comme en économie et en politique, on verra proliférer les "analystes" en objets de l’opium. Connaissant la qualité habituelle de leurs prédictions, le pire est raisonnablement à craindre s’ils venaient à s’emparer du thème qui nous est cher…. 
Il devient dès lors urgent d'engager une réflexion et un débat sur l’essence de ces objets.
Que peut-on raisonnablement considérer et exclure comme objet de l’opium? Comment faire la part des pratiques acceptables et de celles qui le sont moins? Accessoirement, comment restaurer et présenter ces objets?

Les textes classiques écrits sur le sujet de l’opium en Asie, grosso modo des années 1880 à 1940, constituent certes une source d’information aussi précieuse qu’intangible. Mais le temps faisant son œuvre, la mémoire et les pratiques se perdent. L’opium et ses œuvres deviennent objets de recherches historiques, ce qui appelle de multiples doutes et questionnements, donc des interprétations.

D’autant que la mode s’empare subrepticement mais sûrement des objets de l’opium. Les faussaires, dont certains redoutablement habiles, l’ont compris et un marché où l’on trouve un peu de tout et où les prix grimpent rapidement est désormais en place, chose qui n’existait pratiquement pas dans ce domaine jusqu’aux années 1980. 

Il n’est pas inutile dans ces conditions de disposer de quelques points de repère. Il me semble intéressant à ce propos de ne pas craindre de s’engager et de formuler des avis personnels, assortis d’expériences également personnelles, sans trop se prendre au sérieux, toutes choses plutôt rares dans ce qui est écrit de nos jours sur le sujet. D’où un usage immodéré du méprisable "je" dans le texte qui suit: que les mânes des fumeurs illustres et inconnus me pardonnent.

Il est souhaitable que les modestes propositions formulées ici soient réfutées et mises en cause afin de faire progresser le débat. Dieu, s’il ne s’est pas égaré dans quelque fumerie, me garde toutefois de semer les graines d’une nouvelle guerre de religion. Ce serait indigne du nectar qui enfanta nos objets préférés.

Afin de ne pas décourager les éventuels lecteurs peu familiers de ce domaine et rendre plus intelligibles divers termes et descriptions, je n’ai pas hésité à apporter ici et là, en caractères italiques, des explications au demeurant évidentes pour les connaisseurs et spécialistes.

Mais revenons à nos pipes - nous examinerons ensuite les autres objets - et débarrassons-nous immédiatement de la réponse, évidente, à la question de fond posée. Une pipe à opium est tout simplement une pipe qui permet de fumer l’opium. Réponse simple mais aux prolégomènes et conséquences plus complexes qu’il n’y paraît…

LA MERE DE TOUTES LES PIPES
Commençons par répondre sans fards ni travestissements à une question apparemment innocente: quelle est pour moi la "mère de toutes les pipes", celle pour laquelle je vendrais ou j’ai déjà vendu mon âme?
S’agit-il en ce qui me concerne d’une pipe de prix en cloisonné, en jade ou en galuchat, d’une rare pipe en corne de rhinocéros ou de la pipe d’un fumeur célèbre? Non, bien au contraire! Celle que je considère "mère de toutes les pipes" n’est remarquable ni par sa beauté, ni par son histoire ou son age mais par son dépouillement. Il s’agit de la pipe avec laquelle "Maman Bao" nous fit fumer, un vieux camarade et moi, dans une campagne reculée du Nord Vietnam, en compagnie de son fils, copie conforme du fou furieux qui veut couper le cou de l’infortuné Tintin dans Le Lotus Bleu.

(La technique du
cloisonné consiste à assembler et souder de fines lamelles de laiton sur une surface métallique (généralement le cuivre) afin de former un dessin puis à couler dans chaque alvéole ainsi créée de l'émail de différentes couleurs qui est ensuite chauffé à haute température et finalement poli. Le galuchat - que les anglo-saxons appellent "shagreen" - est de la peau de raie ou de requin, utilisée depuis des siècles pour gainer divers objets, des poignées de sabre de samouraï à certains meubles art déco et certaines riches pipes à opium. Le terme français vient du nom de Monsieur Jean-Claude Galuchat, maître gainier du roi Louis XV, qui fut le premier en France à utiliser cette matière pour gainer divers objets de luxe).

Cette pipe était un morceau de bambou crasseux d’environ quarante centimètres de long, ouvert à chaque extrémité, que l’on n’avait même pas pris soin de couper comme il convient afin  qu’une cloison ferme le tube derrière le fourneau. Maman Bao remédiait habilement à la chose en appliquant la paume de la main contre l’extrémité du tube. Quant au fourneau, il était tout simplement inexistant: un petit trou pratiqué à même le bambou servait de réceptacle à la boulette d'opium. Je donne des gages aux puristes qui m’objecteront que je ne fus pas à même de profiter pleinement des qualités de l'ambroisie avec un tel équipage.
(En effet, l’intelligence de la pipe à opium tient en particulier à son fourneau, qui permet de distiller l'opium sans le brûler, afin d’en inhaler les vapeurs). Toujours est-il que la "pipe" de Maman Bao fonctionnait et qu’à défaut de flacon sophistiqué, le dragon fut au rendez-vous. Je concède toutefois que l’on puisse parler de "proto-pipe", si ce n’est de prototype, dans le cas de cet objet pour le moins primitif.

J’aurais pu également citer ma première pipe, celle qui m’incita à commencer une collection: un banal bambou de fumerie, dont la plaquette était un morceau de tôle, acheté en 1988 à Vientiane, chez l’illustre feue Madame Vasetto. Je parle bien entendu de Madame Vasetto mère et non de sa descendance dont certaines pratiques commerciales sont des plus douteuses. Qu’un hommage lui soit rendu ici.


Je pense avec émotion au vin vinaigré qu’elle m’offrait en compagnie de son amie, Madame Albert, dans son arrière boutique. Il va de soi qu’à l’époque, la question de savoir si les objets présentés à la vente étaient bien "vrais", ne se posait pas. Madame Vasetto ne manquait pas de convaincre tout acheteur potentiel en l’assurant que la pipe convoitée contenait "beaucoup opium", sage principe sur lequel je ne manquerai pas de revenir plus loin. Pour l’anecdote, le prix moyen de ses pipes était de quarante dollars, prix qu’elle annonçait en précisant "C’est pas cher!". Et pour mieux souligner l’objectivité des paramètres ayant permis de déterminer ce montant, elle précisait que celui-ci lui avait été conseillé par "Monsieur François", l’illustre collectionneur François G., argument bien entendu sans appel. Heureuse époque…


Tout le monde n’ayant pas l’avantage d’avoir connu Maman Bao ou Madame Vasetto et leurs sortilèges, les réponses à la question posée seront multiples. J’ai interrogé trois amis à ce sujet. Le premier m’explique que sa pipe préférée était un élégant bambou laqué noir à embouts d’ivoire et plaquette d'argent à motifs de chauve-souris, qui lui venait de son père, ancien chef de service à la Compagnie de tramways et d’éclairage électriques de Shanghai. (On retrouve très souvent des représentations de chauve-souris sur certains objets de l'opium car la prononciation du terme chinois signifiant chauve-souris ("fu") est proche de celle du terme signifiant bonheur ou bonne fortune).
Cet ami jeta la pipe paternelle avec son nécessaire, dans un klong de Bangkok, le soir décisif où il fut mis en demeure de choisir entre la fée brune et l’eurasienne qui pouvait donner un tour nouveau à sa vie et devint plus tard la mère de ses enfants. Peut-être suffirait-il de plonger à quelques mètres dans les eaux boueuses pour retrouver la pipe et ses attributs. Mais la magie de ses effluves se serait vraisemblablement dissoute depuis longtemps dans les eaux polluées… A quoi bon, dès lors, aller rechercher un souvenir de famille, ô combien cher, mais désormais inutile pour un fumeur repenti?
Le second ami vit non loin des eaux du Mékong. Désespérant de trouver une vieille pipe de qualité en mesure de fonctionner (bien des vieilles pipes ne sont plus étanches car la plaquette ou l’embout ne sont plus fixés correctement ou bien le tuyau est fissuré, ce qui nuit à l’inhalation), il a demandé à l’un des rares faiseurs, encore capable de préparer un beau bambou laqué dans les règles de l’art, de se mettre au travail. Il a lui-même dessiné la plaquette d’argent de son goût. Le résultat ne manque pas de gueule. Certes la pipe prend du temps à se charger mais d’ores et déjà, elle est une maîtresse appréciée.
(Comme les pipes à tabac, les pipes à opium doivent en effet être culottées avant de commencer à être d’un usage agréable. La fumée inhalée provoque ce processus en déposant différents composants, tels des alcaloïdes, à l’intérieur du tube. De la même façon, les fourneaux neufs doivent être utilisés plusieurs fois avant de devenir acceptables)
.

Le troisième ami vit en Europe. C’est un esthète, féru d’Asie, au demeurant cadre d’une grande société internationale, qualités qui ne sont pas nécessairement incompatibles… Il a fumé à quelques reprises dans sa jeunesse, lorsque ses pas le menaient en Asie du Sud-Est. Son plaisir est maintenant de collectionner les pipes et objets, dont il est devenu un spécialiste émérite. Sa pipe préférée est d’ivoire, à plaquette d'argent rehaussée en six points de fins motifs en or, représentant des feuilles de bambou; l’inscription  gravée sur celle-ci révèle qu’elle fut offerte en cadeau à un seigneur de la guerre du Yunan dans les années 1940. La qualité du travail ne trompe pas sur ses origines. Il semble cependant qu’elle ne fut jamais utilisée.


AND SO WHAT?

Les uns fument ou ont fumé mais ne collectionnent pas véritablement, tandis que les autres collectionnent mais ne fument guère ou si peu. Le petit nombre de fumeurs aguerris, présents ou passés, que j’ai rencontrés n’est pas fondamentalement collectionneur; l’unique objet de leur passion est le nectar lui-même. Pour en tirer la quintessence, ils préfèrent certes disposer de quelques bons et accessoirement beaux objets, auxquels ils sont habitués mais ceux-ci ne sont pas au centre de leurs préoccupations. Par contre, la majorité des collectionneurs que je connais, n’est pas fumeuse, du moins de façon régulière. On pourra à bon droit arguer qu’elle ne l’est pas par force, étant donné la rareté du produit sous les latitudes boréales. Comme dit le proverbe, "faute de grives, on mange des merles" et l'on se rabat sur ce que l'on peut pour satisfaire son imagination et son désir de possession, à défaut de ses sens…

Je me demande néanmoins si la condition de collectionneur n’est pas intrinsèquement étrangère à celle de fumeur. Le collectionneur tire son plaisir de la recherche et de l’interprétation mais aussi de la possession, voire l’accumulation, tandis que le fumeur jouit sans posséder. Le collectionneur s’interroge, il doute de certains de ses objets, désespère de trouver celui qu’il recherche et regrette d’avoir payé trois fois son prix une pièce moyenne pendant que le fumeur chevauche le dragon avec délices, sans se poser de questions. Le collectionneur se régale du passé, qu’il interroge, recrée et n’hésite pas à mythifier, alors que le fumeur rêve l’éternité. L’esthétique du collectionneur est matérielle alors  que celle du fumeur est dégagée des contingences de ce monde. L’objet de toutes les passions du collectionneur est le flacon alors que le fumeur cherche exclusivement à embarquer sur le "tapis volant" cher à Cocteau.


Ces propositions n’impliquent nul ordre, ni préséance mais simplement des dispositions différentes. S’il ne maîtrise pas le  dragon, le fumeur en deviendra dépendant comme certains collectionneurs peuvent l’être de leurs objets. Cette dépendance ne sera pas bénigne dans la mesure où elle est physiologique; elle aura cependant le mérite de rester étrangère à l’instinct de possession et d’accumulation, intrinsèque à l’action de collectionner, qui rassure et conforte à la fois.

Loin de moi l’idée d’assimiler tout collectionneur à un pécheur ayant pour seul horizon les flammes de l'enfer. J’affirme cependant que c’est précisément de la collection, du désir de trouver et de posséder l’objet rare que naît la concupiscence et son inévitable cortège de péchés plus ou moins véniels, voire mortels, lorsque ce n’est rien moins que la vérité qui est en jeu. Péchés qui conduisent à affirmer tantôt "ceci est une pipe" pour conforter ses propres mensonges ou tromper autrui, tantôt "ceci n’est pas une pipe" pour jeter l'opprobre sur l’infortuné confrère ou semer un doute indélébile dans son esprit.

Je ne nie pas qu’il soit possible d’isoler parmi ce cortège de pécheurs, quelques justes: bodhisattvas animés par la seule volonté de guider leur prochain sur le chemin du gai savoir. Ceux-ci n’en sont pas moins confrontés, eux aussi, à l’ultime question: "ceci est-il une pipe?".

Jamais un fumeur ne se pose la question de savoir si un objet est vrai ou non. Ou bien celui-ci fonctionne correctement et il lui est utile, ou ce n’est pas le cas et il en change sans beaucoup d’états d’âme, si ce n’est de regretter la qualité et les charmes d’un objet cher et familier, désormais perdu.

HONNETES (?) PROPOSITIONS EN MATIÈRE DE PIPES

Collectionner par contre ouvre la boite de Pandore aux questions: comment faire la part du vrai, du faux, du douteux, de l’acceptable et de ce qui ne l’est point? Ouvrons le débat par le biais d’une distinction simple entre pipes de fumeur et pipes d’apparat.

Pipes de fumeur
La première proposition que je formule est que l’essence et la fonction d’une pipe étant fondamentalement de fumer, la pipe par excellence est celle qui sert ou a servi, en procurant à son  utilisateur un service à la hauteur de ses exigences
.  Même si les charmes de la courtisane n’ayant jamais enfanté peuvent s’avérer supérieurs à ceux de la mère de famille, il est d'usage de convenir que la femme par excellence est celle qui a porté un enfant. De la même façon, la pipe par excellence a porté le dragon en son sein. Elle est ce que j'appelle "la pipe de fumeur".

Cette pipe fut un objet utilitaire et vivant avant de devenir objet de collection. Elle put accessoirement flatter son utilisateur par sa beauté et son raffinement. Son mérite essentiel était cependant de permettre une inhalation idéale, en particulier grâce à la qualité de son matériau (canne à sucre, bambou, bois, ivoire…), la richesse de ses dépôts ("Beaucoup opium" comme l’annonçait fièrement Madame Vasetto en proposant ses pipes), les vertus de ses fourneaux, l’harmonie de ses dimensions, le toucher et l’équilibre qu’elle offrait à la main du fumeur ainsi que la suavité et la fraîcheur de son embout.
De ces qualités essentielles doivent découler les principes permettant d’affirmer "ceci est une pipe".


(Pourquoi évoquer la "fraicheur" de l’embout? Un bon embout se doit de rafraîchir la fumée inhalée, raison pour laquelle les embouts sont souvent de jade. Certains fumeurs trouvant celui-ci trop froid, trop minéral, lui préfèrent le vieil ivoire poli dont le contact avec les lèvres est particulièrement sensuel. D’autres matières pouvaient également être utilisées: l’os, la bakélite ou encore le bambou lui-même. J'ai trouvé un jour au Laos une vraie pipe de fumerie des années 1970, dont l’embout imitait l’os mais était en réalité en…plastique! Je reconnais que c’était là une exception, intéressante toutefois). 

Loin de moi la tentation de remettre en cause les sages principes de tempérance qui gouvernent nos sociétés occidentales actuelles. C’est néanmoins cette "pipe de fumeur" que je recherche comme objet de collection, celle qui emmena le plus souvent possible sur le tapis volant ceux qui la chevauchèrent.

La pipe la plus remarquable sera la plus chargée, celle qui exhale les plus nobles parfums ou dont le tube, si celui-ci est d’ivoire ou de bambou, est le plus coloré par les vapeurs qui y furent inhalées. Son âge et ses états de service (origine, propriétaire(s), lieu(x)  d’emploi…) ajouteront bien entendu à sa respectabilité et sa valeur. Si de surcroît, les dommages du temps ne l’ont pas altérée et qu’elle est restée fonctionnelle, je n’en serai que plus comblé! 


C’est cet objet ayant réellement servi qui, sans hésitation, me transportera le plus aisément dans le passé de mes rêves, celui que je respecterai le plus car il fait référence à un temps, à des sociétés et à leurs pratiques. Cet objet me parle: il me laisse deviner quelques bribes d’une histoire qu’il m’appartient de reconstituer. Il m’évoque ses maîtres et ses amants, réguliers ou de passage, ainsi que les lieux et les époques de leurs étreintes. 

Certes, je suis collectionneur: je recherche non seulement les objets de caractère mais aussi les beaux objets, rares et originaux de surcroît. Pipes en tige de canne à sucre (de loin les meilleures selon les connaisseurs; leur durée de vie était néanmoins très courte étant donné le caractère fragile de la matière), lourds bois et bambous bruts ou finement laqués, nobles ivoires, fines et élégantes "pipes de femme"… Je ne dédaigne pas les originalités: par exemple un bois ou un bambou sur lesquels ont été enfilées les vertèbres d’un cobra. Je me réjouis de pipes à la plaquette raffinée, à l’embout d’origine, dont le matériau a été bruni par la multiplication des inhalations. La perfection et la rareté des fourneaux achèvera de me combler.

Je n’hésiterai pas cependant un seul instant à présenter ces beaux et rares objets aux côtés de pipes rustiques, pipes de fumerie, pipes du petit peuple ou pipes utilisées par les tribus montagnardes car leur fonction est identique. Non, je ne pratique pas d’alliance contre-nature: l'intelligence de ces diverses pipes est identique car elle permet la distillation et non la combustion du nectar et leurs qualités sont relativement égales, celles-ci ne variant qu’en fonction du produit utilisé, de  l’habileté du fumeur et de la qualité des matières accumulées dans le tube; celle du fourneau n’est pas non plus négligeable. 

Les vraies pipes toute simples, de fumerie ou de particulier, ont une valeur historique au moins aussi importante, me semble-t-il, que les pipes sophistiquées et de prix: ce sont des millions de personnes et pas seulement une élite, qui fumaient l’opium à une  certaine époque. Or, à parcourir l’iconographie de certains livres et leur cortège d’objets rares et de valeur, un lecteur non averti pourrait penser que seule une poignée d’esthètes fortunés pouvait se payer le luxe de  s’adonner à cette pratique. J’ajoute que les pipes non sophistiquées, réellement d’origine, deviennent relativement rares et n’en acquièrent que plus de valeur.  


Un ami collectionneur américain donne à ces pipes très simples le nom de "work horses", ce que j'adapterai en français par "chevaux de labour" ou "chevaux de trait"; l’expression est intéressante. Le belge Magritte aurait peut-être préféré parler de "chevaux de brasserie", en référence à ceux qui tiraient les chariots chargés de distribuer les fûts de bière dans les établissements de boisson…


Pour clore ce chapitre, que penser des rares pipes contemporaines, réalisées selon les règles de l’art et offrant les qualités requises par tout honnête fumeur? Je considère que celles-ci présentent une valeur indéniable; valeur variable suivant l’art que démontre leur fabrication, leur raffinement et la matière noble qu'elles peuvent éventuellement receler. Certes elles ne possèdent pas la mémoire accumulée par les ans; elles constituent néanmoins, sans aucun doute, des objets parfaitement acceptables. "Ceci est (bien) une pipe". Mais combien d’artisans possèdent encore aujourd’hui l’art et les savoirs pour produire de tels objets? En existe-t-il d’ailleurs encore? C’est là la question…

Pipes d’apparat

Il n’est cependant pire collectionneur que borné, celui qui s’enferre dans ses principes, voire ses errements, le tenant de la vérité révélée, prompt à l’anathème. Ne confondons pas rigueur et intégrisme, exigences ou préférences personnelles et diversité des choix et des approches. N’y aurait-il point de salut en dehors des pipes de fumeur?


Que penser des pipes que j’appelle "d’apparat" ? Ces pipes faites de matériaux nobles et rares - argent, jade, porcelaine, etc…- qui s’avèrent peu, sinon point, aptes à se charger et s’imprégner comme il convient, des vapeurs du nectar distillé. Elles étaient offertes en présent à un parent, un ami ou un supérieur respecté, comme l’attestent souvent les inscriptions sur leur plaquette. Ces pipes restaient souvent vierges tandis que d’autres pouvaient être fumées de façon symbolique, en de rares occasions… 
J’établis toutefois un clair distinguo pour les pipes faites de matériaux nobles mais dont l’intérieur du tube était de bambou ou de bois ainsi que les pipes en ivoire, qui sont propres à être fumées telles quelles, avec le plus grand bonheur. Je les appelle "pipes de luxe" - elles étaient l’apanage de riches esthètes - mais elles se rattachent sans conteste à la catégorie des "pipes de fumeurs".


Que penser donc des "pipes d’apparat" n’ayant pas servi ou si peu? "Ceci n’est pas une pipe"? Mais si, bien sûr, de toute évidence! Si elles permettent de fumer, ce sont effectivement des pipes, sans l’ombre d'une hésitation. Elles font partie intégrante de l’histoire de cet objet. Les exemples ne manquent pas, dans le passé, d’objets usuels, réalisés dans des matières nobles ou d’une qualité supérieure, que l’on conservait précieusement sans s’en servir ou si peu: pensons par exemple à certaines pièces du trousseau de mariage de nos proches ancêtres, qui restaient inutilisées au fond d’une armoire toute une vie durant ou presque…!

Dans le cas de ces pipes d’apparat, ce sont leurs qualités esthétiques, leur originalité et leur rareté, la richesse de leur matériaux, qui font rêver; accessoirement, leur histoire si celle-ci est particulière, comme dans le cas de la pipe déjà mentionnée, offerte jadis à un seigneur de la guerre. Eu égard à ces mérites, je ne leur infligerai point le déshonneur de les appeler "pipes de fantaisie" comme le fait l’un des plus illustres connaisseurs ayant écrit sur le sujet. Jamais cependant la plus belle de ces pipes, n’ayant servi qu’à être offerte et exposée, n’aura pour moi la même qualité que le plus humble des bambous s’étant acquitté honnêtement de ses tâches.

Il me vient à l’esprit une comparaison avec les sabres de samouraï. Je dirai que la pipe d’apparat n’ayant pas été fumée, est à la pipe de fumeur ce que le sabre d’apparat est à celui ayant déjà taillé l’ennemi en pièces. L’un est tout en représentation, ce  qui n’est pas dénué d’intérêt, alors que l’autre n’a pas à étaler de titres de noblesse: il est tout simplement vrai, dans ses excès comme dans sa fonction. Il dépasse le seul objet d’art, expression d’une technologie particulièrement raffinée, pour témoigner des passions et de l'histoire des hommes.


Au risque d’être accusé d’iconoclaste, j’aurais par conséquent tendance à considérer ces pipes plus comme expressions de l’artisanat d’art que témoins d’une pratique. Nonobstant ses incontestables mérites esthétiques, la pipe d’apparat m’apparaît dans sa beauté glacée comme un objet sans âme, auquel aucun souffle ne vint jamais donner vie. 


Oui, sans hésitation, pour autant - je le souligne à nouveau - que l’objet permette effectivement de fumer. Hormis sa qualité historique et l’aura découlant de son âge et de son utilisation, pourquoi une belle pipe d'apparat contemporaine, utilisant des matériaux nobles et réalisée dans les règles de l’art (il n’est pas question que l’écaille de tortue s’avère un plastique de qualité ou que le conduit permettant l'inhalation soit trop étroit…), devrait-elle être déclassée par rapport à une pipe d’apparat du début du XXème siècle? Mais combien d’artisans sont, comme dans le cas d’un classique bambou, encore capables aujourd’hui de marier leurs savoir-faire respectifs pour produire un tel objet ? 
 











 







 


SUITE
ANCIENS DOCUMENTS - RETOUR