A un bon fumeur il suffit d’une aspiration pour faire disparaître la boulette d’opium ; ordinairement il en faut deux ou trois, et c’est, paraît-il, un spectacle pénible que de voir dans les fumeries d’opium les  poitrines amaigries des malheureux adeptes se dilater étrangement dans cette aspiration unique et disproportionnée. En quelques secondes tout est donc fini ; il ne reste qu’à gratter l’orifice avec le racloir,  à essuyer le fourneau avec l’éponge humide et à préparer une deuxième pipe. Le récit est plus long que l’opération.
    L’opium ne brûle jamais : il émet  seulement des fumées aromatiques qui, d’après Moissan, sont bleues et légères à 250°, lourdes, épaisses et blanches à 300. Avec le mauvais opium ou le dross, la chaleur s’élève trop, la morphine est alors détruite, et donne des bases pyridiques, de l’acétone, du pyrrhol  extrêmement toxique. Certains auteurs pensent que la toxicité des pipes ordinaires est due à divers corps formés pendant la combustion, car la morphine n’arriverait pas du tout au poumon et se déposerait dans la pipe. On verra que
pas du tout semble excessif.
      
Un gros fumeur consomme ainsi en deux ou trois séances 100 pipes par jour ; quelques uns exceptionnellement atteignent 150. Un fumeur modéré en grille 30 à 40, en 24 heures. Ce chiffre correspond à peu près à 10 grammes d’opium renfermant 0,75 de morphine. Il faut compter que la moitié de celle-ci reste dans le dross, et que sur les 37 centigrammes absorbés, 1/8 seulement est retenu par le poumon, le reste étant rejeté par la fumée. Les 40, pipes d’un fumeur moyen peuvent être remplacées par 20 centigr.  d’extrait d’opium, c’est à dite par 4 centigr. de morphine. Les Chinois ont toujours sur eux, au cas où ils risqueraient d’être privés de leur pipe, des pilules contenant du chandoo, de la réglisse et du colcotar,   qui suffisent à les soustraire au guien, et je pourrais citer tel pharmacien des colonies qui réalise en ce moment une petite fortune, en vendant une préparation opiacée qui remplace la pipe en lui substituant une autre habitude dont il est ensuite très facile e se débarrasser. Ce pharmacien s’est guéri ainsi lui-même après avoir été très gros fumeur pendant plus de 25 ans.
     Environ 40 % du chandoo employé n’est point brûlé, mais reste à l’intérieur du fourneau sous forme d’un résidu qu’on détache au racloir après chaque séance, masse noirâtre, friable, d’odeur  forte, encore riche en morphine : c’est le
Dross, déjà plusieurs fois nommé, dont la valeur marchande est encore de 125 fr. le kil. , tandis que le chandoo en vaut 220. De ce dross, en effet, on peut retirer un extrait plus accessible aux petites bourses et que fument les pauvres diables, soit seul, soit mélangé au chandoo de la régie, bien qu’il soit âcre, d’odeur spéciale et qu’il porte beaucoup à la tête. Il est au chandoo ce qu’un vin falsifié et additionné d’alcool inférieur est au bon vin naturel. Quelques uns cependant le fument par goût, mais il est des gens qui préfèrent le tord-boyaux  aux liqueurs de marque !!
      
Le dross peut même donner à son tour un deuxième et un troisième  dross à l’usage des coolies besogneux. On fait ce qu’on peut, et l’on s’empoisonne suivant ses moyens : nous avons bien en Europe nos ramasseurs de bouts de cigares.
     On a proposé de faire acheter le dross par la régie et d’en interdire la vente ; le chandoo serait alors acheté davantage ; et l’on a calculé que, de ce chef, le budget de l’Indochine gagnerait plus de deux millions. Si l’on réalisait ce projet, le dross pourrait être vendu en Europe pour l’extraction de la morphine.

    J’ai dit que mon intention n’était pas de traiter la toxicologie de la fumée d’opium. Le sujet est long, rebattu, et les développements seraient au moins inutiles. Et pourtant, si la condamnation est générale, l’opium a su trouver ses avocats ; on trouve toujours des avocats. Comme il faut être véridique, il faut admettre que l’usage et l’abus sont deux choses, ici comme partout. Sans doute de faibles doses sont peu nuisibles, et même prédisposent, dit-on, à l’embonpoint ; sans doute on peut citer de nombreux exemples (je viens d’en donner un moi-même) de fumeurs qui ont su se modérer ou
même en guérir ; sans doute on a exagéré la proportion des fumeurs en Indo-Chine et les effets ressentis par les modérés ; sans doute les  fumeurs d’opium sont moins en danger que les opiophages ou les morphinomanes ; sans doute le chandoo ne semble pas mener à l’aliénation mentale, mais plutôt à l’abrutissement, et il n’abrutit pas plus que l’alcoolisme absinthique (ne trouvez-vous pas que c’est déjà bien assez ?) ; il est encore vrai que le consommateur d’opium supérieur est moins vite et moins profondément atteint que le fumeur de dross ou de mauvais chandoo ; mais tout cela, ce sont des circonstances très mal atténuantes pour un vice dont on tient à ne pas se débarrasser. Les faits sont là ; certes il ne meurt pas pour quelques pipes d’opium, mais le cercle vicieux se ferme presque fatalement : une fois les premières nausées surmontées, comme pour le premier cigare, on revient toujours plus volontiers à la recherche de cette félicité parfaite, de ces sensations agréables, de ce repos, de cette quiétude exquise, qui n’est pas le sommeil, mais au contraire une délicieuse insomnie avec un agréable abattement, comme celui que procure un bon lit après une journée de fatigue, sans rêves extraordinaires, mais avec des images riantes (fallacieuses sans doute, mais qu’importe si on les croit réelles), et surtout avec la disparition complète de tout souci terrestre, puisqu’on n’appartient plus à la terre. Ensuite c’est le sommeil lourd et sans rêves ; bientôt c’est aussi le réveil, avec la tête vide, la bouche épaisse et pâteuse, les idées troubles et l’atroce migraine, avec le cercle de fer qui serre les tempes ! Il est loin le paradis de naguère ! Vite un  peu d’opium pour se remettre d’aplomb et pour pouvoir vaquer à ses occupations. Puis à la fin du jour, à l’heure ordinaire de la pipe, arrive le guien, c'est-à-dire cette sensation pénible, ce besoin de fumer qu’éprouvent les habitués, état spécial qui se traduit par des bâillements, de la lassitude, des douleurs musculaires, du trouble dans les idées, des vertiges et un malaise général inexprimable. Dès qu’il le peut, le malheureux se jette goulûment sur sa pipe et tout disparaît. Comment résisterait-il ? Et quelle force d’âme ne faut-il pas pour retirer le doigt de cet abominable engrenage ?
    Et je ne fais même pas entrer en ligne de compte les cas les plus graves, ceux des malheureux arrivés au dernier degré de la cachexie et de l’amaigrissement, de ces squelettes ambulants, spectres au teint de cire, au visage bouffi, à la parole affaiblie et embarrassée, aux yeux hagards et chassieux, cerclés de bistre, aux dents déchaussées, aux muqueuses sécrétantes, à la démarche hésitante, poursuivis, dès qu’ils n’ont plus leur pipe, par les insomnies, les vertiges et les hallucinations  ;  dont toutes les grandes fonctions sont atteintes ; de ces vieillards anticipés, au visage de souffrance, incapables de tout travail, bientôt plongés dans la misère et poussés souvent à l’escroquerie, au vol  ou au crime pour satisfaire leur passion ; de ces êtres qu’on a appelés des squelettes idiots, et qui ne meurent, hélas, que trop lentement, dans la lamentable agonie d’un gâtisme prolongé, à moins qu’une heureuse maladie intercurrente ne vienne hâter leur fin : délivrance trop tardive pour eux-mêmes et pour leur famille. Je ne les compte pas, parce que les Européens n’en arrivent pas là d’ordinaire. Mais il faut se souvenir que, même par les faibles doses répétées, l’intelligence est atteinte, alors que le malade sous l’influence de son poison, la croit extrêmement vive. L’exaltation des facultés par la suractivité morbide n’est, en effet, qu’apparente : tout semble facile, mais il manque toujours l’attention réelle, le jugement et la volonté. Exemple typique, l’histoire de ce fonctionnaire dont le rapport fut considéré à bon droit comme l’œuvre d’un fou, alors qu’il se vantait auprès de tous d’avoir, sous l’influence de l’opium, produit une œuvre supérieure.
    Et plus tard, lorsque l’intelligence commence à sombrer, la pipe seule est capable de l’éveiller encore. Et dès lors c’est la perte du sens moral, c’est l’indifférence aux affections les plus chères, c’est le sacrifice à la pipe, de la famille, de la carrière, de l’honneur même : le malheureux est irrémédiablement perdu et entraîne avec lui tous les siens dans sa ruine matérielle et morale.


      Il semble que dans la lutte pour la vie, aussi réelle pour les nations que pour les hommes, le premier souci des gouvernements devrait être de proscrire ou tout au moins de combattre énergiquement toutes les causes de débilitation de la race. Les nécessités budgétaires et les intérêts commerciaux en décident, paraît-il, autrement.  Si l’on me demande mon avis sur cette question, je le donnerai peut-être avec trop d’énergie : l’Etat, marchand d’alcool ou d’opium, avec l’estampille officielle et la garantie d’un empoisonnement dans les règles me paraît une chose monstrueuse : du
moins devrait-il payer les fais de pompes funèbres ! Une fois dans cette voie, il peut aussi ouvrir des salles de jeu et vendre des billets de loterie et des publications pornographiques : la clientèle et les bénéfices sont assurés.
     Mais j’oublie que cette communication ne veut être qu’un exposé de faits et non une leçon de philosophie sociale. Il ne m’appartient pas de chercher s’il y a compatibilité entre la morale et la politique, entre l’hygiène et le budget. Je préfère examiner en terminant s’il est ou non possible de supprimer en Indo-Chine la bouillerie d’opium. Certes on pouvait et on devait ne pas la créer ; mais dans l’état  
actuel des choses, la suppression immédiate ne semble ni pratique, ni utile. L’habitude prise est telle (la moitié des Annamites et les 4/5 des Chinois fument), qu’on ne saurait compter sur l’efficacité des châtiments. De plus la fabrication officielle serait, quoi qu’on fît, remplacée par la contrebande et l’on aurait creusé dans le budget un énorme trou sans bénéfice aucun. Mais on peut et il faut préparer cette fermeture : pour cela, avant toute chose, diminuer peu à peu la consommation : fermer par extinction les fumeries existantes, organiser dans toutes les écoles un sérieux enseignement contre l’opium, écarter impitoyablement de toute fonction publique  les indigènes adonnés à ce vice, enfin ne point se contenter, comme on le fait aujourd’hui, d’avertir ou de retarder dans leur avancement les fonctionnaires français reconnus fumeurs avérés, mais faire de cette habitude un cas de révocation ou de rappel immédiat dans la métropole. En France même, nous avons moins encore de ménagement à garder ; il faut agir, agir vite, agir vigoureusement ; il faut qu’en dehors des pharmacies strictement surveillées, on ne puisse chez nous ni apporter, ni acheter d’opium. Défendre les hommes contre leur propre faiblesse, les préserver s’il se peut des vices dégradants, tenir haut le niveau moral du pays, veiller à la santé physique des citoyens, et pour cela combattre corps à corps toutes les causes d’affaiblissement de la volonté, conserver ainsi à la nation le mens sana in corpore sano, ce doit être un idéal pour tous les gouvernements ; c’est un devoir absolu pour une démocratie.
     Et chaque citoyen averti doit, pour sa petite part, contribuer à la lutte en disant autour de lui ce qu’il sait. C’est ce que j’ai essayé de faire ce soir. Oui, certes, nous combattons ce nouveau fléau social. Ce n’est pas au moment où nous espérons mettre bientôt l’Absinthe à la porte que nous laisserons l’Opium entrer par la fenêtre. Nous les jetterons dehors ensemble, et nous saurons barricader les ouvertures !





(1) Communication a été faite de ce travail dans la séance publique annuelle du 8 mai 1909




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