Le chandoo prêt à être fumé est un extrait demi-fluide, ayant l’aspect de notre extrait d’opium, mais plus liquide et d’une odeur différente rappelant celle de la mélasse ou des arachides grillées et, après longue conservation, celle des pruneaux. Il est amer, noir, de composition complexe. Les analyses de Lalande montrent qu’il contient 32 à 36% d’eau ; il se dissout presque sans résidu dans l’eau ou l’alcool à 40°. Parmi les nombreux corps qui le constituent et dont l’énumération est inutile, il suffit d’indiquer la morphine, dont le chandoo de Bénarès renferme de 6 à 7 1/2 %. Celui du Yunnan allait de 7,5 à 9 % ce
qui montre bien que la valeur d’un chandoo est tout à fait indépendante de sa teneur en morphine, puisque celui du Yunnan est nettement inférieur bien que plus riche. On sait que l’arôme du tabac est également indépendant de la proportion de nicotine que renferme la feuille, mais pour l’opium, comme pour le tabac, l’alcaloïde reste nécessaire ; seulement le  fumeur est incapable de reconnaître la richesse, sinon par l’action physiologique ressentie.
 Grâce au monopole, le prix du chandoo est fort élevé ; à Saïgon on traite 67.000 kilogr. d’opium brut par an, fournissant 44.800 kilogr. de chandoo ; celui-ci renferme 3.375 kilogr. de morphine, qui vaudrait en France, en gros, environ 2  millions de francs. Sous forme d’opium à fumer, les Chinois le paient 10.000.000.  La boîte de 40 gr. de  chandoo vaut : pour l’opium de luxe environ 10 fr.  ;  pour le Bénarès environ 7 fr.50. Cela correspond, pour les fumeurs de 25 à 30 pipes, à une dépense de 2 fr. 50 à 3 fr. par jour, et pour beaucoup à plus de 10 fr. , même en fumant de l’opium ordinaire. Le prix ce cette passion coûteuse est, comme on le voit, la meilleure défense contre elle-même ; et cependant en Indo-Chine la consommation officielle, sans compter la contrebande énorme, est de 120.000 kilogr. par an, fumés
surtout dans les centres où abondent les Chinois, comme  Saïgon ou Cholon. La manufacture réalise un bénéfice net de 14 millions de francs ; c’est un beau denier pour la colonie !
    Une substance qui, vendue 220 fr. le kilogr. , donne à l’Administration un bénéfice net de 172 fr. , est fatalement l’objet de falsifications et de contrebande. Il est certain que, malgré tous les soins et toutes les mesures prises, la moitié ou peut-être les deux tiers de l’opium fumé en Indo-Chine y sont venus en fraude : lorsque la vente tend à baisser, c’est que la contrebande s’accroît, car la consommation générale augmente. Il est évident aussi à priori que les falsifications abondent. Pour une marchandise aussi chère, tout est bon qui trompe l’œil : le riz torréfié et préparé ; les extraits
de divers fruits ou racines (tamarin, kakis, litchis, pruneaux, réglisse) ; diverses substances minérales, le gypse pulvérisé en particulier ; les tubercules mucilagineux d’Ophiopogon ; les fleurs d’une liliacée chinoise appelée Quiem-sam-saï, et surtout le résidu qu’on trouve dans les pipes et qu’on nomme le dross.
      L’analyse devrait rendre impossible ces fraudes, mais est fort délicate, et si elle permet de reconnaître les tromperies grossières, elle ne peut révéler les chandoos de bonne qualité introduits en contrebande. On a vu le parti qu’on peut tirer des analyses types ; on a grande confiance aussi dans les fumeurs experts, comparables à nos dégustateurs de vins, pour lesquels l’odeur, la couleur, la plasticité et les effets physiologiques sur le poumon ou sur l’ensemble de l’organisme sont les moyens assez sûrs de contrôle. Mais ici encore, reconnaître dans le chandoo la présence d’un bon
opium de contrebande est chose presque impossible. Divers procédés récemment proposés par les chimistes, tels que l’introduction dans le chandoo de certaines substances qu’on y doit retrouver en proportion définie, n’ont pas encore, que je sache, été mis en pratique.
    Les opérations qui précèdent, si compliquées dans le détail, ne sont pour la plupart que l’application des procédés empiriques des Chinois modernisés, assez récemment d’ailleurs (en 1897), par les moyens mécaniques ; mais ces procédés sont à la fois rationnels et économiques, et il serait facile, en examinant scientifiquement chaque opération, de montrer qu’elle répond fort bien à un but déterminé. Les Chinois cherchent à faire bon et vite, sans rien perdre du produit précieux ; on désire aussi enlever à l’opium brut toutes les substances qui pourraient nuire au goût et à l’arôme, ou modifier les qualités plastiques recherchées. Or, c’est bien
à tout cela qu’aboutissent les diverses opérations. Par exemple, le premier extrait fait à chaud, coagule nombre de substances, entre autres les matières albuminoïdes, en rend d’autres solubles et change la sapidité, comme le fait la cuisson pour beaucoup de nos légumes. On sait que la simple action de chaleur sur les solutions d’opium en diminue les propriétés narcotiques : c’est l’opium mitigé que l‘on peut donner aux enfants. La filtration qui vient ensuite débarrasse l’opium d’une foule de substances nuisibles insolubles (résine, débris, etc.) La curieuse fabrication des crêpes (outre que la torréfaction peut aussi modifier le goût, comme pour le cacao, le café ou les arachides) élimine de nombreux principes volatils qui rendent l’opium ordinaire infumable. Grâce à leur porosité, ces crêpes en surnageant, cèdent très facilement à l’eau leurs principes solubles, de même que le sucre poreux que nous employons,  se dissout singulièrement plus vite qu’un même poids de sucre candi.
      
La chaleur élevée et prolongée à laquelle est soumis le produit lui enlève, en les détruisant, les sels de thébaïne, papavérine, codéine, narcéïne et narcotine décomposables à chaud. Or, la présence de la narcotine en particulier serait tout à fait déplorable pour le fumeur, car elle rendrait l’extrait trop fluide et le ferait couler  sur l’aiguille ou s’étaler sur le fourneau de la pipe : un vrai désastre ! Quant à la morphine, quoi qu’on en ait dit, elle n’est pas détruite ; elle n ‘émet de vapeurs qu’entre 205 et 210°, température que les crêpes ne dépassent pas. Dans la pipe même, la chaleur plus forte ne la détruit qu’en partie, car il en reste dans le résidu ; mais on comprend que la température atteinte par l’opium dans la pipe ait une grande influence. Les mauvais chandoo brûlent à une température beaucoup plus haute.
      
On a pu remarquer que l’évaporation est menée d’une façon tumultueuse et non pas au bain-marie ; cette méthode réduisant au minimum le temps de contact avec l’air, c’est à peine si le chandoo renferme un à deux pour cent de corps insolubles.
     Le pétrissage donne de l’homogénéité à la masse, permet de la bien étaler sur la bassine et divise très bien les substances insolubles
 Le pétrissage donne de l’homogénéité à la masse, permet de la bien étaler sur la bassine et divise très bien les substances insolubles
    On a vu, chemin faisant, l’action du battage et de la pasteurisation.
     Il serait facile de trouver avec la fabrication du tabac de grandes analogies ; celui-ci est, comme l’opium, débarrassé par l’industrie d’un assez grand nombre de corps inutiles ou nuisibles. Pour tous les deux, une fermentation spéciale provoque la formation du bouquet ; pour l’un comme pour l’autre, aussi, la richesse en alcaloïdes n’est pas en raison de la valeur du produit ; pour tous les deux, cependant, l’alcaloïde est indispensable, mais il n’est pas seul indispensable !


     Et maintenant, comment fume-t-on ? 
     Ce n’est point chose simple et ne saurait se faire dans la rue, en vaquant à ses occupations ; le moindre défaut de cette déplorable coutume est de faire perdre beaucoup de temps. Et d’abord, pour obtenir la félicité rêvée, le calme complet est nécessaire ; aussi est-ce de préférence le soir, la journée finie, qu’on se livre à l’opium. Il faut tout un attirail et toute une série d’opérations, obligeant le fumeur, s’il est riche, à avoir une installation complète chez lui, et s’il est pauvre à se rendre dans les fumeries spéciales, ouvertes dans toutes les
grandes ville de Chine et d’Indo-Chine. Dès l’entrée, le débitant, assis dans son petit bureau; lui remet contre espèces la drogue, qu’il pèse parfois dans une petite balance originale en forme de romaine. Quant au fumeur digne de ce nom et que n’arrêtent point les considérations  pécuniaires, il a souvent pour sa fumerie une véritable passion et les soins délicats d’un amoureux pour sa belle. Les décorations y sont d’un luxe somptueux; tous les instruments sont en matière précieuse, véritables objets d’art, en écaille, en argent, etc. La fumerie n’est point ouverte à tout le monde, mais seulement aux amis, et sous l’influence de l’opium qui pousse aux confidences, bien des secrets sont échangés, bien des paroles prononcées qu’on aurait gardées pour soi, ce qui rend particulièrement dangereuses les séances où nos fonctionnaires d’Indo-Chine ne craignent pas parfois de se rendre chez les mandarins annamites.
     Voyons d’abord les objets employés avant d’indiquer comment on s’en sert.
     A tout seigneur tout honneur, d’abord
la pipe. Elle se compose essentiellement d’un tuyau de bambou de 50 à 60 centimètres sur 3 ou 4 de diamètre, d’où l’expression familière tirer sur le bambou pour signifier fumer l’opium. Une extrémité est fermée, l’autre offre une petite ouverture de 2 ou 3 millimètres sur laquelle on applique les lèvres ; vers les trois quarts de la longueur s’enchâsse, dans une armature en cuivre, le fourneau, d’ordinaire en terre cuite fine, brune ou rouge, percé d’un large orifice sur le tuyau, et d’un tout petit trou, de 2 millimètres au plus, sur la partie libre. La forme de ce fourneau varie (sphérique, hémisphérique ou aplatie) ; mais la cavité en est toujours très large et il peut être séparé du tuyau pour le nettoyage après les séances. Il va sans dire qu’il existe des pipes de luxe en métal précieux avec des incrustations, des ornements. Il paraît même que les raffinés changent dans la même séance la nature de leur pipe : le dernier roman de Claude Farrère nous montre le mandarin Tcheou-Pe-I offrant successivement à son hôte des pipes en bois d’aigle, en écaille brune, en argent ciselé et en ivoire bruni, donnant toute la gamme d’une énergie croissante.
    A l’opposé de ces pipes aristocratiques, on peut voir la pipe du prolétaire Tonkinois, simple bambou percé, dont une extrémité plonge dans un petit pot de terre brune, servant de fourneau et perforé latéralement de la petite ouverture indispensable.
     Il existe trois grandeurs de pipes qu’on charge de quantité correspondante d’opium, mais la petite pipe est la plus répandue.
     On aura soin de ne confondre ces pipes à opium ni avec les pipes à tabac opiacé, analogues de formes à nos pipes européennes, mais à très long tuyau et à fourneau minuscule, ni  avec les diverses pipes à eau dans lesquelles on fume le tabac et dont la forme est complètement différente.
      Maintenant les accessoires : 1° Une
lampe, réservoir à huile, à très petite mèche en veilleuse, reposant sur une soucoupe et recouverte d’une cloche conique ouverte au sommet et plus ou moins ornementée.                2° une aiguille, très importante aussi, sorte de stylet fin et pointu, de 20 centimètres environ et du diamètre d’une aiguille à tricoter.
     Il faut joindre un ou plusieurs
racloirs destinés à gratter et à curer le fourneau après la séance, afin de dégager et de retirer le dross ; des ciseaux pour la mèche de la lampe, une éponge humide pour nettoyer et refroidir le fourneau de la pipe ; un coussin pour appuyer sa tête ; enfin un étui renfermant la petite provision de chandoo.
     Tout est prêt. Le fumeur peut-il enfin approcher ses lèvres de la pipe convoitée ? Que non pas ! Il convient  d’abord qu’il prenne la position commode et classique : étendu sur une natte, la tête sur un coussin souvent fort dur, appuyé d’autre part sur le coude gauche, il tient de la main gauche sa pipe et saisit l’aiguille de la main droite, à moins toutefois que ses moyens ne lui permettent, comme à Tcheou-Pe-I , d’avoir à son service de nombreux boys ou des femmes habiles qui  préparent pour lui les pipes. Et c’est, paraît-il, un métier fort rémunérateur quand on est tant soit peu expert, les fumeurs riches se disputant à prix d’or les préparateurs émérites. Mais notre homme opère lui-même.
    Le chandoo doit être d’abord un peu desséché, puis façonné avant d’être placé sur la pipe ; le fumeur enfonce son aiguille dans le récipient, la retire enduite du précieux extrait, et la tourne entre ses doigts au-dessus de la flamme de la lampe ; la gouttelette se boursoufle, crépite, durcit un peu, tout en restant malléable ; et c’est ici que la qualité du Chandoo a une importance capitale. Ainsi notre extrait d’opium pharmaceutique qui se carbonise vite, que sa narcotine fait couler, qui obstrue le fourneau, qui colle et qui poisse, est un objet de mépris pour l’oriental un peu délicat. C’est bon pour les névrosés européens, pareils à ces gamins qui fument des feuilles sèches pour se donner la gloire d’être fumeurs ! A plusieurs reprises l’aiguille est plongée et chauffée : elle porte alors une boulette d’opium de la grosseur d’un pois chiche et d’environ 20 à 25 centigrammes. Habilement, l’opérateur roule, façonne, malaxe cette boulette, molle mais non collante, sur le fourneau de la pipe, sur le verre de la lampe ou même sur la pulpe du doigt. Il lui donne une forme un peu conique, puis brusquement il plonge son aiguille dans le petit orifice de la pipe, la tourne deux ou trois fois et la retire. S’il sait son métier, la boulette est restée collée à l’orifice, et l’aiguille en sortant, l’a laissée percée d’une cheminée d’appel. Tout cela demande une à deux minutes au fumeur expérimenté.
     La pipe est prête : on peut fumer enfin ! L’homme saisit alors son bambou et retourne au-dessus de la lampe le fourneau de la pipe à demi-renversé, dans la position classique d’un fumeur de tabac allumant sa pipe au-dessus du verre d’une lampe. En même temps il opère une aspiration lente et profonde, tandis que l’opium grésille sans brûler, et sans que le fourneau s’éloigne de la flamme.



  


SUITE
R
ETOUR