BOUILLERIES ET FUMERIES D'OPIUM

Par le Dr Louis Planchon, professeur à l'école supérieure de pharmacie.

 



Société anonyme de l'imprimerie générale du Midi,  Montpellier 1909.


         Mesdames,
         Messieurs,

 

     L'homme est un animal assez étrange : non seulement, dans toute la série zoologique, il est le seul à pratiquer le suicide (car c'est calomnie pure que d'accuser le scorpion d'une aussi lourde sottise), mais encore, si la mort brutale lui répugne, il trouve d'ingénieux moyens de raccourcir son existence et de faire précéder sa fin par une longue décrépitude. Et si, par aventure, quelque savant le dore d'un médicament de valeur, cocaïne, éther ou morphine, apte à prolonger sa vie, il n'a de cesse ni joie qu'il ne l'ait transformé en un instrument de mort. Par son seul contact,  il prive les animaux de leur précieux sens toxique ; seuls en effet, les animaux domestiques se laissent prendre au poison. Encore, si comme eux, il n'altérait sa santé que par inadvertance, ou par ignorance, comme eux aussi, il serait plus à plaindre qu'à blâmer. Hélas ! c'est souvent en connaissance parfaite de cause qu'il vide sa bourse et ruine sa santé, par son impuissance à résister à ses passions. A notre époque où l'humanité paraît atteinte d'une maladie grave de la volonté, il semble que la recherche des excitants (qui certes ne date point d'hier) augmente dans une effrayante proportion. Ceux qui se contentent d'abuser des stimulants hygiéniques sont encore les sages. Ne parlons pas de l'alcool (que diraient les débitants ! d'ailleurs, vous savez, n'est-ce pas, que c'est un aliment excellent !) ni du tabac (encore un aliment de premier ordre ... pour le budget !). Pas un stimulant médical, dont les snobs, les dépravés, les névrosés, les détraqués ou autres amateurs de sensations rares, ne fassent l'usage le plus abusif : et c'est la kola ou la coca, bons prétextes pour avaler à pleins verres des vins à 18 degrés ; c'est la cocaïne ou la morphine qu'on s'injecte  à pleines seringues ; c'es l'éther qu'on hume à pleines narines ; ce serait le haschich, si l'on pouvait s'en procurer facilement.
     Et ces excitants, tout le monde en veut, aucune classe n'en est indemne. Les nègres de la Nouvelle-Orléans sont, paraît-il, devenus cocaïnomanes en cherchant à se donner des forces pour décharger les bateaux. Les Annamites pauvres se ruinent pour garnir leur pipe ; l'ouvrier de France voit fondre dans son verre d'absinthe le salaire de la semaine.

     Maintenant c'est l'opium, danger colonial, en train de devenir depuis quelques années danger social en France, sans vouloir parler des autres pays.
Ce vice fleurit en Indo-Chine, non seulement chez les indigènes, mais chez nos officiers et chez nos fonctionnaires ; ceux-ci rentrés en France ne se contentent pas   de continuer leurs habitudes ; ils font des prosélytes, dont les uns reculent vite devant les nausées du début, mais dont les autres persistent avec un courage digne d'une meilleure cause. Et la tache d’huile s'étend, surtout dans le demi-monde et dans la phalange innombrable des snobs. Déjà le mal n'est plus localisé : à Toulon d'abord, à Paris ensuite, la police fait fermer de temps en temps des fumeries clandestines qui ne tardent pas à se rouvrir ailleurs. On m'affirme qu'il en existe àmes; à Montpellier même les fumeurs d'opium sont assez nombreux, sans qu'il y ait, à ma connaissance, de fumerie véritable. Et comme on a difficilement la drogue, le Gouvernement a dû prendre des mesures énergiques pour que l'opium des pharmacies, et surtout l'extrait d'opium (pourtant si peu agréable à fumer et si différent de la bonne préparation orientale), ne puissent passer entre les mains des maniaques. Et les pharmaciens se rendent si bien compte de la nécessité de cette mesure, qu'ils acceptent sans trop protester les nouveaux règlements draconiens, qui pourtant compliquent singulièrement leur comptabilité

     Or l'opium a le fâcheux privilège de devenir bientôt nécessaire à l'imprudent qui en a tâté. La pipe est une femme tyrannique, exigeant de continuels hommages ; chacun s'en croit maître, et c'est elle qui gouverne ; l'homme devrait pourtant savoir que c'est le cas de tous les ménages. La privation de tabac ne cause au fumeur qu'un certain malaise ; mais l'heure de la pipe venue, le besoin d'opium éveille les symptômes si nets et si spéciaux qu'on a donné à cet état un nom particulier : le Guien. Quand à la privation brusque du poison, c'est une vraie maladie, souvent grave et quelquefois mortelle. 
     Bien rares donc sont les fumeurs qui savent se contenter d’une dose à peu près égale. Toujours plus de malaises exigeant toujours plus de poison, voilà la règle. Il faudrait pour se reprendre une énergique volonté, et la première action de l’opium est précisément d’affaiblir la volonté : aussi, le cercle vicieux se ferme, et le malade (on ne peut plus l’appeler autrement) roule chaque jour sur une pente désormais fatale, et sur laquelle il n’essaie même plus de se retenir.
     Et n’oublions pas que l’Européen est plus sensible que l’Asiatique. Est-ce accoutumance héréditaire, est-ce système nerveux moins excitable, le jaune résiste mieux. Le fait a son importance.
     Malgré les apparences, c’est donc faire œuvre d’actualité que de parler de l’opium, remède ancien, danger nouveau contre lequel on ne saurait trop mettre en garde. Mais il faut tout de suite se limiter à laisser de côté la vaste part des étudiants en médecine et pharmacie. Je négligerai aussi les morphinomanes, les mangeurs ou les buveurs d’opium et je me bornerai, après quelques mots d’histoire, à donner des indications sur deux points moins connus de ce très vaste sujet.
     Bien des gens, en effet, parlent de fumer l’opium sans attacher à ce mot un sens précis ; beaucoup supposent vaguement une opération ou un geste analogue à celui des fumeurs de tabac, et pensent qu’on se sert de l’opium commercial. Or, c’est chose toute différente, et ce que je compte expliquer, au moins à ceux qui l’ignorent (je fais mes excuses aux autres, probablement fort nombreux dans l’auditoire), c’est la manière dont on prépare l’opium à fumer, connue en Chine et en Indo-Chine sous le nom de chandoo, puis la manière dont procède le fumeur pour satisfaire sa passion.
      Et quoi, dira-t-on, voilà une belle besogne ! Êtes-vous professeur d’opiomanie ? Et voulez-vous donner à chaque auditeur l’idée et peut-être le désir d’essayer une ou deux pipes et de fourrer ainsi le doigt dans le détestable engrenage ? Qu’on se rassure, car je suis moi-même fort rassuré. D’abord ce n’est sans doute point dans l’auditoire de l’Académie que se recruteront les adeptes ;    puis, comme on va le voir, la préparation n’est point à la portée de tout le monde ; enfin, même pour fumer la moindre pipe, il faut un attirail complet et un tour de main qui ne s’acquièrent pas facilement. Non, à celui qui n’a point la curiosité de fumer, ma causerie ne risque pas de l’inspirer ; quant à celui, s’il en est ici, qui cherche à obtenir de ses nerfs des sensations nouvelles, mes descriptions ne lui apprendront rien, et je sais fort bien  hélas, que mes conseils ne l’arrêteront pas.
      On croit souvent (les Chinois en font un tel abus et l’ont répandu en tant de pays !), que l’usage de fumer l’opium est né en Chine. C’est une erreur manifeste ; ce sont les musulmans, privés d’alcool par Mahomet, qui ont répandu le haschich et l’opium. D’abord le nom chinois de l’opium, O-Fu-Yung et l’annamite, Tuoc-Afien (Tuoc signifiant remède), dérive nettement de l’arabe Afyun, qui vient lui-même du  grec οπος ; les autres noms de même langue : O-pien et Ya-pien sont des corruptions du mot opium ; de plus, la Chine qui connaissait le pavot de longue date, n’a cependant employé l’opium qu’au XVI° siècle. Ce n’est qu’au milieu du XVIII° siècle que l’idée et l’habitude de fumer furent introduites en Chine, de Batavia, disent les uns, de l’Inde affirment les autres. Déjà au XVII° siècle, les Hollandais, maîtres de Formose, y débarquèrent des Javanais, qui firent connaître aux habitants de l’île les mélanges  aux effets terrifiants de chanvre et d’opium, qu’on fumait dans une pipe ordinaire et qui d’ailleurs décimèrent rapidement la population. Au dire des historiens chinois, lorsque les Célestes s’établirent dans Formose, abandonnée par les Hollandais, l’habitude de fumer l’opium pénétra dans l’empire du Milieu. Longtemps le commerce fut aux mains des Portugais, mais en 1773 la Compagnie des Indes Orientales s’en réserva le monopole ; elle introduisit, par exemple, en 1800, 4.000 caisses de 70 kil. Mais bientôt, moins peut-être par souci d’hygiène que par haine de l’étranger que l’opium enrichissait, le gouvernement chinois interdit complètement ce commerce sous les peines les plus sévères : amendes, prison, cangue, bastonnade, bannissement et même mort. Les châtiments les plus durs ont été édictés chez les Coréens, les Japonais, etc. ; à Java aussi, mais seulement dans les provinces riches où une abondante main-d’œuvre est nécessaire. Les Japonais seuls semblent avoir résisté au fléau et peut-être faut-il voir dans leur énergie sur ce point une des causes de leur supériorité : le Japon veille, tandis que la Chine dort.

      L’interdiction en Chine amena naturellement une contrebande régulière, organisée par les Anglais avec la complicité des fonctionnaires chinois. En 1817, on importe 6.000 caisses ; en 1827, 10.000 ; en 1837, 40.000 ; cette fois la Chine se fâche : elle confisque et détruit en 1839 plus de 2.000 caisses des magasins anglais de Canton. On connaît la suite de cette triste histoire : c’est la guerre de l’opium faite par les Anglais désireux d’écouler leur poison, et qui se termine en 1841 par le traité de Nankin, ouvrant 5 ports chinois au commerce européen et admettant l’opium comme marchandise courante. Le pavot méritait désormais le triste honneur de figurer dans la catégorie des plantes que Linné, dans son langage imagé, nommait les
plantæ bellicosæ .  Et dès lors l’augmentation est effrayante : en 1854, 67.000 caisses ; en 1879, 100.000, valant 350 millions de francs. Ce chiffre augmente tous les jours. Et l’opium récolté en Chine n’est pas compté ! Or, puisqu’on laisse pénétrer l’opium étranger, puisqu’on acceptait par la force l’empoisonnement, autant valait fabriquer soi-même le poison,et l’on planta le pavot en grand. Résultat : les fumeurs chinois étaient 2 millions en 1858 ; on en estimait le nombre en 1878 à 100 ou 120 millions ; et grâce à leurs émigrations, ils ont transporté partout leur passion fatale.
     Cependant, une réaction se produit un peu partout, surtout depuis que les métropoles se sentent menacées. On commence à comprendre que c’est un mauvais calcul que de favoriser la déchéance des indigènes ; partout des interdictions sont inscrites dans les lois : c’est l’Australie qui s’oppose  à la vente même de l’opium, sauf pour l’usage pharmaceutique ; c’est le Transvaal qui exige une autorisation même pour l’opium des pharmaciens ; c’est l’Angleterre elle-même qui, sous la pression de l’opinion, semble sur le point de renoncer à exporter son opium indien ; c’est enfin la Chine, où un récent édit de l’empereur restreint chaque année l’usage et l’entrée de la drogue, qui seront nuls en 10 ans.

  En Indo-Chine, où nous avons malheureusement suivi les errements de l’Angleterre et favorisé par mesure fiscale
l’empoisonnement des populations, on cherche aussi à enrayer le mouvement qu’on a déchaîné. Depuis deux ans, il est interdit
d’ouvrir des fumeries nouvelles ; mais les anciennes continuent à fonctionner. Il faudrait une entente internationale assez difficile à établir ; et pourtant, en ce moment même, une tentative dans ce sens est faite en Chine ; le résultat en sera bientôt connu.

    L’histoire de la bouillerie de Saïgon, qui nous intéresse spécialement, peut être résumée en quelques mots. Lorsque, en 1862, la Cochinchine devint française, l’usage de fumer l’opium était fort peu répendu. Les quelques adeptes achetaient leur produit à des marchands autorisés par des mandarins, qui, vous n’en doutez pas, faisaient payer fort cher la permission demandée. Devant ces abus, l’administration établit un fermage en 1864 et les premiers adjudicataires furent des Chinois qui fabriquaient le produit à Cholon et qui payaient 92.000 piastres, c'est-à-dire, suivant la valeur de la piastre, entre 200.000 et 230.000 francs. Mais les abus continuant, M. Le Myre de Vilers éleva à 7 millions en 1881 la valeur de l’adjudication. Les Chinois refusèrent : aucune offre ne fut faite. C’est alors que le Conseil colonial établit la régie directe approuvée par un décret du Président de la République du 17 mai 1881.
      La manufacture de Saïgon date de cette même année. La préparation de l’opium y était faite d’abord par un Chinois auquel on payait 50 centimes par kilogramme de chandoo achevé. En 1891, l’administration dirige elle-même l’exploitation. Enfin en 1897, des
  transformations profondes sont faites à la manufacture, en particulier par la substitution de divers procédés mécaniques au travail manuel des coolies, et en 1904-1905, cette manufacture a été complètement transformée. Les opérations qui vont être décrites plus loin montreront la méthode exacte employée dans cet établissement.
     L’opium brut du commerce ne peut être fumé. Même à l’état d’extrait les Chinois n’en voudront à aucun prix, le trouvant, à juste titre, trop fort, trop âcre, portant à la tête ; et de plus ayant le défaut capital d’obstruer les pipes. Il est cependant vrai qu’en Europe, la difficulté de se procurer du chandoo fait souvent consommer directement notre extrait, ce qui est pire que de fumer la drogue classique.
    La préparation nécessaire est compliquée, exige tout un outillage, des ouvriers méticuleux et habiles, et renchérit, fort heureusement d’ailleurs, la substance en en diminuant par conséquent la consommation.
    Les manufactures portent le nom de
bouilleries. Il en existe beaucoup, parmi lesquelles celle de Saïgon jouit d’une réputation particulière. Ceux de mes auditeurs qui ont visité, il y a trois ans, l’Exposition coloniale de Marseille, ont pu en voir un modèle d’assez grandes dimensions, dans une salle à gauche en entrant dans le palais de l’Indo-Chine. La méthode suivie n’est autre que celle dite de Canton, fort appréciée des Chinois. Il est d’ailleurs d’autres procédés assez variables, employés dans le Yunnam, le Fo-Kien et aussi dans l’Inde ; mais celui qu’on pratique dans les Indes néerlandaises représente le dernier cri du perfectionnement et donne un rendement supérieur.
     La bouillerie de Saigon contient 160 fourneaux et autant de bassines, et traite chaque jour 3 caisses d’opium, soit 12O boules ou cakes, venant de l’Inde et achetées de confiance au gouvernement anglais, sans analyse. On traitait aussi, il y a quelques mois à peine, beaucoup d’opium du Yunnan auquel on vient de renoncer. On  fait encore un opium  dit de luxe, un peu différent du chandoo courant, mais dont la vente, très limitée, est négligeable. Il se peut que la concurrence s’établisse un jour entre les opiums de l’Inde et ceux de Java. Ce jour-là, le prix s’abaissera, et la santé publique deviendra plus précaire encore.
     La préparation nécessite, pour être menée à bonne fin, trois jours de travail et au moins quatre opérations, que l’on peut ainsi résumer :
  1° Transformation de l’opium brut en un premier extrait ;
  2° Crêpage par demi-torréfaction ;
  3° Reprise des crêpes par l’eau ;
  4° Filtration et évaporation en extrait définitif ou chandoo.
  Je négligerai volontairement toutes les opérations accessoires (utilisation des produits secondaires, etc.)
  Suivons jour par jour ces opérations.
    On commence par couper en deux au couteau, les grosses boules d’opium entourées de leur écorce, de feuilles et de pétales. Avec les doigts toujours mouillés, l’ouvrier détache facilement la partie centrale de la calotte extérieure. C’est une masse molle, collante, très odorante, ayant un peu l’aspect et la couleur du pulpe de pruneaux . On la place dans des bassines où elle séjourne jusqu’au lendemain. Et comme rien ne se perd, moins encore peut-être dans les bouilleries d’opium que dans l’ensemble de la nature, tous les résidus sont utilisés, surtout la couche interne de la calotte hémisphérique vidée par l’ouvrier, et que l’on nomme l’imbrio. Les eaux de lavage ont chacune leur emploi et il n’est pas jusqu’aux feuilles extérieures sèches qui ne soient vendues aux pauvres gens comme masticatoire.
     La seconde journée est mieux remplie que la première. Les opérations y sont multiples et délicates. C’est d’abord la première cuisson de l’opium appelée souvent
empâtage. Dans de grandes bassines de cuivre, deux ou trois kilos d’opium avec 4 ou 5 litres d’eau d’imbrio, sont placés sur un feu vif et constamment  remués. Depuis 12 ans on a remplacé le feu nu par le chauffage à la vapeur,  qui donne lieu à moins d’accidents. La masse devient alors très liquide, puis s’épaissit peu à peu.  
 
 Un ouvrier suffit d’abord pour deux bassines ; armé d’une spatule, il agite la masse, et mouille au moyen d’un chiffon imbibé d’eau la ligne de contact de l ‘opium et de la bassine. Gare,  en effet, au moindre coup de feu ! La plus petite parcelle d’opium brûlé imprègnerait la masse d’une odeur que le fumeur jugerait détestable. Rappelez-vous le parfum que quelques malheureux grains brûlés donnent au meilleur riz au lait. Mais voici que la consistance augmente ; de nouveaux ouvriers viennent à la rescousse. Il en faut désormais un par bassine, et à la fin il doit tenir sa spatule à deux mains. Il est vrai qu’à ce moment le feu, beaucoup moins vif, est aussi moins dangereux.
    L’extrait est fait ; il convient, comme pour le fer, de le battre pendant qu’il est chaud, et par conséquent mou. C’est     l’opération du
refoulage, par laquelle, au, moyen d’une sorte de cuillère en cuivre, on le malaxe, on le pétrit pendant une heure. Importante opération qui permet à la température de s’abaisser lentement et également dans toute la masse. A la fin, on peut rouler l’extrait sans qu’il n’adhère aux doigts. Il est alors prêt pour la fabrication des crêpes, ou  crêpage, préparation originale qui le transforme en feuillets minces et friables, torréfiés à caractères tout  différents.
    Pour obtenir les crêpes, l’ouvrier étale la masse sur toute la paroi intérieure de la bassine, sur une épaisseur uniforme de deux ou trois centimètres, presque jusqu’au bord ; encore une opération délicate : trop froid, l’extrait s’étale mal ; trop chaud, il adhère aux doigts et aux outils et tend à couler au fond. Divers tours de main permettent d’assurer l’adhérence de la paroi. C’est maintenant qu’il faut ouvrir l’œil. Notre homme saisit la bassine et la retourne au-dessus de la braise qu’on a recouverte de cendre et dont la chaleur est très égale. Sous l ‘influence 
la chaleur rayonnante qu’elle reçoit directement, la surface de l’opium se déshydrate vite,  s’altère, dégage d’abondantes vapeurs blanches et se ramollit sur trois ou quatre millimètres, au bout d’une à deux minutes. Vivement, avec une pince, on retire la bassine du feu : l’air extérieur durcit aussitôt la surface de l’extrait, laissant un instant fluide la zone sous-jacente. C’est le moment psychologique : l’ouvrier détache d’un coup d’ongle un point de la fine pellicule durcie, le saisit, et arrache par simple traction une lame d’environ deux millimètres sur toute la surface de la masse étalée ; telle la maîtresse de maison enlève avec délicatesse et décision la feuille de papier adhérente à la surface de son pot de confiture. C’est une crêpe, qui aussitôt détachée, devient dure et cassante. Elle est noire, arômatique, d’odeur opiacée, mais non vireuse, très poreuse, très légère, comme charbonnée. On recommence cette opération tant qu’il reste de l’opium, et chaque bassine peut fournir de 25 à 30 crêpes. L’opium est ainsi grillé ; il a perdu son odeur primitive pour prendre un arôme agréable; bien des substances qui gênaient la filtration ont été carbonisées.
 
Les crêpes, poreuses et légères, sont desséchées, brisées et mises aussitôt dans de grandes bassines contenant trente cinq litres d’eau froide (eau seconde d’imbrio), où elles macèrent jusqu’à la troisième journée. Leur légèreté, qui leur permet de flotter, leur fait céder facilement à l’eau toutes les parties solubles.
 
  Dès le début de la troisième journée, on décante, ou plutôt on soutire cette macération par un procédé original. De petits cylindres de la moelle d’un Eriocaulon (ou d’un Scirpus) appelé Tam-San, longs de vingt-cinq centimètres, sont liés ensemble en paquet par une extrémité, trempés dans l’eau, et plongés ensuite par le bout attaché, dans le liquide où surnagent les crêpes. Les bouts libres de cette moelle, étalés en nappe, retombent en dehors du vase sous forme de gros vermicelles. Cette moelle agit par capillarité comme un véritable siphon, qui vide en une demi-heure la bassine de plus en plus inclinée. Le liquide achève de se filtrer en retombant sur des paniers recouverts de vingt-cinq ou trente feuilles d’un papier spécial non collé. Tous les résidus sont, cela va sans dire, utilisés. Puis, la liqueur filtrée est concentrée, d’abord dans une cuve rectangulaire, chauffée à la vapeur d’eau par un serpentin, plus tard dans de vastes bassines, à un feu très vif, amenant une évaporation rapide à gros bouillons, qu’il faut parfois calmer avec quelques gouttes d’eau froide. Cette rapidité d’action réduit au minimum le contact de l’air, qui donnerait naissance à des corps insolubles, comme il arrive pour tous les extraits. On amène la concentration à 26° 1/2  Baumé, en évitant de brûler et l’on obtient un sirop épais, d’un noir rougeâtre, coulant en nappe de la spatule ; c’est déjà du chandoo.
      Est-ce donc fini ?  Pas encore ; il s’agit maintenant de battre ce sirop, soit à la main, avec des spatules en bois larges et légères, comme on le faisait jusqu’en 1897, soit avec les batteuses mécaniques aujourd’hui en usage. Ce battage hâte  et régularise le refroidissement, donne de l’homogénéité à la masse et y introduit de l’air qui augmente le volume, comme il arrive quand on bat des blancs d’œufs. Cette opération est d’importance capitale pour les Chinois : d’après eux, l’oxygène introduit développe l’arôme et la saveur, opinion d’ailleurs très discutée. Il semble bien que l’opium battu devienne réellement meilleur au bout de deux ou trois mois de conservation. Il est probable qu’on enferme dans la masse, avec l’oxygène, des germes amenant une véritable fermentation ; ces germes sont, en effet, visibles au microscope ; de plus, il se dégage des gaz, ce qui n’a pas lieu si l’on stérilise par la chaleur ; enfin l’odeur change et le bouquet se développe. Le battage est donc utile en favorisant l’action des microbes.
    Le chandoo est fait ! L’opium de Bénarès en a donné 68% de son poids, celui  de Yunnan de 58 à 60 %. Le produit, de couleur chocolat foncé, n’a plus d’odeur vireuse, mais n’a pas non plus d’arôme délicat. Ce bouquet ne lui viendra qu’avec le temps ; aussi doit-on se garder de hâter la vente. Il en est du chandoo comme des vins de grande marque, dont le bouquet et le prix augmentent avec l’âge. Un chandoo de trois ans (ce serait la première enfance pour un bon vin !) a déjà quintuplé de valeur et n’est plus à la portée que des bourses bien garnies. Mais, même les plus pauvres, ne fument qu’un opium de  quelques mois. A Saïgon, on le conserve dans des récipients de 250 litres, quatre ou cinq mois (au moins trois) avant de le mettre en boîte. Ce vieillissement en magasin est absolument nécessaire. Au début, tout de suite après la préparation, l’air interposé par le battage se dégage, formant une écume épaisse, tandis que le volume diminue ; au bout de huit jours, l’extrait n’a plus que la moitié du volume primitif ; quelques jours encore et voici les champignons, surtout le
Mucor Mucedo, dont les taches, vite confondues, forment, au bout de deux ou trois mois, une couche fort épaisse, que l’on gratte et que l’on traite par l’eau pour en retirer le Chandoo utilisable. Certains Chinois mélangent même ces champignons à la masse à fumer ; d’autres y ajoutent un peu d’eau de vie.
     Se produit-il pendant ce vieillissement une véritable fermentation ? On l’a nié ; il semble cependant qu’il y en ait plutôt deux : l’une due à un saccharomyces et s’exerçant jusqu’au vingtième jour, l’autre plus lente et pour ainsi dire indéfinie, donnant l’arôme recherché.
     Le chandoo, vieilli et débarrassé de ses moisissures de surface, est alors mis dans des boîtes de laiton (sur la réclamation des Chinois, prétendant, à tort d’ailleurs, que le fer blanc employé était attaqué par l’opium et lui donnait un goût désagréable). Le remplissage des boîtes, de 100, 40, 20, 10 et 5 grammes, se fait par un procédé spécial très ingénieux. La boîte porte un numéro, fort important pour la reconnaissance des fraudes. La composition d’un chandoo étant, en effet, un peu variable, on a imaginé d’en mêler intimement de grandes masses dans de vastes récipients, ou
coffres, d’environ 1.200 kilos, ou les impuretés se déposent lentement, et dont un échantillon est soumis à l’analyse. Toutes les boîtes provenant de ces 1.200 kilos, où les impuretés se déposent lentement, et dont un échantillon est soumis à l’analyse.  Depuis qu’on emploie ce procédé de contrôle, les fraudes ont beaucoup diminué.
      Les boîtes remplies sont soigneusement serties (l’ancienne soudure étant à la fois chère et défectueuse), puis pasteurisées par chauffage d’un quart d’heure à 90°, afin d’arrêter toute fermentation, enfin plongées dans un vernis à la gomme laque et accumulées dans un magasin d’où on les distribue au fur et à mesure des besoins aux entreposeurs et dépositaires.

 




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