LES BUVEURS D'ÉTHER


    « Est ce bien à Monsieur le Docteur que j'ai l'honneur de parler? »
    Sur un signe d'assentiment, l'homme introduit dans mon cabinet glissa sur la pointe des orteils, comme un maître à danser, et, après s'être profondément incliné, finit par se rapprocher timidement du siège que je lui désignais.
    J'aperçus alors un grand diable, de maigre mine, grisonnant déjà, l'air astucieux et inquiet, et qui semblait flotter dans des vêtements d'amadou brûlé, dont ses os crevaient le drap.
    A coup sûr, je n'avais pas affaire à un client; tout au plus à quelque courtier en marchandises, ou, peut-être, à un de ces mendiants effrontés qui vont, à domicile, quêter en faveur d'asiles ou de crèches fantastiques, en exhibant des paperasses estampillées par de vagues prélats de pays chauds.
    Cependant, comme l'individu avait fini par s'asseoir à l'angle d'un fauteuil et restait, sans mot dire, l'air embarrassé, je crus bon de l'interroger; mais sans m'en laisser le temps, il tira, d'un vieux portefeuille, une lettre qu'il me tendit.
    Nous y voilà, pensai-je, c'est le coup du certificat; il s'agit d'un petit secours, l'oeuvre d'Hospitalité Écossaise, sans doute. »
    En un clin d'oeil, j'eus parcouru l'épître; elle était signée du nom d'un homme politique fort connu, mais adressée à une personne qui m'était étrangère.
    « Veuillez m'expliquer, dis-je alors, quel intérêt le contenu de cette lettre peut avoir pour moi; je ne le devine pas très bien, malgré ma lecture. »
    L'inconnu, qui paraissait de plus en plus gêné, se mit à bredouiller
    « Monsieur, dans l'intérêt privé des familles .... la Maison Blochard - dont je suis l'employé, - se charge de missions de confiance..., de recherches délicates... »
    Je fis un geste de surprise.
    Mais sans paraître y prendre garde, l'agent poursuivit d'un ton plus ferme.
    « Monsieur, de notables personnalités, quel que soit leur rang dans la société, des membres de divers corps d'états, en nous honorant de leur haute et intime confiance, ont reconnu les services que nous pouvons rendre, en temps opportun, et ont évité souvent des catastrophes imprévues et des malheurs irréparables ! »
    Je coupai court, brusquement, à ce verbiage singulier. L'agent comprit que j'étais sur le point de l'éconduire, car il me dit aussitôt.
    « J'arrive au fait, Monsieur ; voici ce dont il s'agit.
    « Un de vos anciens clients, le fils D***, a disparu de chez lui, depuis plusieurs jours; sa famille nous a chargé de le retrouver, à tout prix, comme le prouve la lettre que je vous montrais tout à l'heure. Or, j'ai déjà fouillé, inutilement, tous les hôtels meublés de Paris. J'arrive de la Morgue. Rien !  pas une trace. C'est alors que j'ai pris sur moi, Monsieur, de venir solliciter, de votre bienveillance, quelques renseignements sur M. D***, qui vous a consulté tout récemment encore. Peut-être un mot de vous nous mettra-t-il sur la bonne piste. L'humanité.... »
    Je n'avais aucune indication à fournir à l'employé de l'agence Blochard ; j'interrompis donc sa tirade et le congédiai sans vouloir entendre davantage le boniment qu'il recommençait à me réciter.
    Pour éclaircir cette aventure, je me rendis, sur le champ, chez la famille D***; je la trouvai tout éplorée, auprès du corps de son enfant, qu'on venait de rapporter - mort. On avait retrouvé le cadavre dans un taudis de faubourg, gisant sur un grabat, au milieu de fioles vides. Je devinai, sans peine, la cause de cette fin lamentable.
    M. D***, à la suite de chagrins domestiques, avait contracté, vers l'âge de trente ans, l'habitude de s'enivrer avec de l'éther. Il avait commencé par en respirer, puis fini par en boire.
    Progressivement, il était arrivé à en absorber des doses énormes, à ce point qu'il avait trouvé la mort - sans la chercher - au cours d'une des orgies bizarres qu'il allait cacher, d'ordinaire, dans un hôtel borgne.

    Ce vice moderne, cette manie de se griser avec un produit dérivé de l'acide sulfurique et de l'alcool, est moins rare - même en France - qu'on ne serait tenté de le croire.
    Vers la fin du siècle dernier, à la suite de la découverte des propriétés exhilarantes du protoxyde d'azote, par Humphry Davy, ce fut une mode, dans les laboratoires, de s'amuser à s'enivrer d'éther. Des étudiants, des pharmaciens, des médecins, en absorbaient des quantités considérables; Briquet et le chimiste Rouelle en usaient, dit-on, jusqu'à une pinte par jour.

    Plus tard, les artistes de la période romantique ne manquèrent pas de s'ouvrir, par ce moyen, ce que Baudelaire appelait « les paradis artificiels »; ces extases, plus ou moins célestes, furent même décrites par M. Granier de Cassagnac. Mais la fantaisie de quelques lettrés avait, alors, surtout mis le haschich à la mode, et l'éther ne put le détrôner.
    Aujourd'hui, les éthéromanes, comme on les nomme, semblent être, chez nous, moins rares qu'autrefois. Beaucoup d'entre eux, il est vrai, - comme certaines dames vaporeuses - s'arrêtent sur la pente de l'éthéromanie; mais il en est d'autres que cette passion conduit à l'abrutissement et à une mort prématurée.
    D'ordinaire, les éthéromanes commencent par respirés quelques vapeurs d'éther, pour dissiper une migraine, calmer leurs nerfs; puis, sous prétexte d'oublier leurs chagrins, de soulager leurs douleurs, ils se plongent dans une demi-ivresse dont les rêves correspondent à leurs désirs.
    Un observateur - Sauvet - a expérimenté, sur lui-même, les effets d'une inhalation d'éther qui fut prolongée pendant quatre minutes.
    «  Au début, il remarqua une surexcitation de la mémoire; des choses qu'il croyait oubliées lui reviennent nettes à l'esprit. A ce moment, il sent bien qu'on le pince, mais n'en éprouve aucune douleur. Puis vient de l'agitation, du délire; une valse lui chante aux oreilles, et il se met à danser avec un fauteuil. Il prend pour un monsieur les dessins noirs d'un tapis. Un moment après, il voit une petite femme se promener sur un piano, sans qu'aucun objet réel puisse donner lieu à cette vision. Après quoi commence une agitation extrêmement bruyante. Au bout de vingt minutes, l'ivresse se dissipe en laissant le souvenir d'un rêve délicieux. »
    C'est là - dans le rêve, - qu'est l'attrait et le danger de cette ivresse; bientôt, en effet, l'inhalation ne suffit plus à provoquer le délire, et l'éthéromane se met à boire le poison enivrant.

    C'est en Angleterre et surtout en Irlande que sont nombreux les buveurs d'éther. On prétend que les sociétés de tempérance et les prédications contre l'alcool n'ont pas été étrangères au développement de cette habitude. Quoi qu'il en soit, à Londres, dans les squares, à Epsom, aux alentours du champ de courses, on trouve fréquemment des flacons d'éther que des maniaques rejettent après les avoir vidés.
    A Draperstown, dans le comté de Londonderry, les habitants du village boivent un mélange d'éther et de mauvais alcool qui enivre rapidement, à faible dose. Richardson raconte quelles précautions spéciales il faut prendre pour boire cette liqueur.
    « C'est tout un manuel opératoire. II faut d'abord se rincer la bouche avec de l'eau fraîche, puis absorber une gorgée d'eau froide ; ensuite avaler le petit verre qui contient de huit à seize grammes ; enfin boire à nouveau un peu d'eau froide. Tout cela dans le but d'éviter la volatilisation de l'éther et les éructations, qui produiraient une déperdition regrettable et diminueraient d'autant l'ivresse cherchée. On recommence cette petite opération deux, trois, quatre et même six fois par jour, ce qui peut faire un total de 96 grammes. »
    On arrive ainsi à se procurer une ivresse analogue à celle de l'alcool ; seulement les effets en sont plus immédiats et disparaissent plus vite. Tout d'abord, l'éthéromane est gai, loquace, expansif, à tel point qu'il révèle ses plus intimes pensées et peut trahir des secrets compromettants. Magendie, pour ce motif, repoussait l'éthérisation, en chirurgie, comme immorale. Dans la seconde phase de l'ivresse, l'excitation s'accentue et, le plus souvent, devient dangereuse; puis la scène se termine par une dépression qui se résout en un lourd sommeil.
    Comme la plupart des éthéromanes se cachent soigneusement pour absorber le liquide dont l'odeur les trahirait, ils se livrent sans retenue à leur passion. Tôt ou tard ils finissent par être victimes de leurs excès, car l'accoutumance les pousse à s'empoisonner toujours davantage. A ce régime, leurs facultés s'émoussent, leur raison s'altère. Les uns se livrent à des actes délictueux qui les amènent devant les tribunaux; d'autres gaspillent leur fortune, - l'un d'eux, il y a quelques années, achetait, sans raison, pour 30,000 francs d'objets religieux. Il en est qui, dans leurs chutes, se font des blessures graves; enfin on en cite qui, ignorant ou oubliant l'extrême inflammabilité des vapeurs d'éther, ont été brûlés vifs.
    Il serait facile, dans un résumé moins rapide, d'énumérer les observations particulières de nombreux éthéromanes; il suffira de dire que tous ces cas différents présentent des caractères communs. Presque toujours, c'est une histoire qui s'achève d'une façon honteuse ou tragique.
    Ceux chez qui le vice passe, sans accident, à l'état chronique, éprouvent bientôt des malaises variés. Leurs fonctions digestives, d'abord exagérées, se troublent; leur appétit diminue et l'on voit survenir de l'amaigrissement, de la faiblesse musculaire et du tremblement. Les vieux éthéromanes dont la santé résiste mieux, en apparence, finissent par changer d'humeur; leur caractère devient inégal et fantasque, une torpeur invincible les accable. Peu à peu leur intelligence s'obscurcit; ils deviennent tristes, sont démoralisés, indifférents et tombent dans l'abjection; la démence ou la mort termine, le plus souvent, l'aventure commencée dans un beau rêve.
    Pour guérir ces malheureux, il faudrait les priver, à temps, du poison qui les dégrade et les rend fous; mais la tâche est aussi difficile que de guérir les vieux, ivrognes ou les morphinomanes. Aussi, un savant a-t-il pu dire, avec raison, que chez nous, le poison des assassins ne fait pas, en un siècle, plus de victimes que tous nos poisons à la mode.

 

Dr ALEXANDRE GUERIN.


 





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