Et cela fit du joli.
    Sentimentale comme on ne l'est pas, Blanche, sur le point de convoler en justes noces avec le premier clerc de l'étude paternelle, éprouva le besoin de me faire savoir que, malgré cela, elle ne m'oublierait jamais et qu'elle conserverait un souvenir éperdu de cette nuit merveilleuse où, pâmée dans mes bras, elle s'était donnée tout entière à moi dans son baiser. « Cette nuit-là où vous m'avez ouverte à l'Amour, après m'avoir conservé l'existence, cette nuit-là forme le plus beau jour de ma vie ».
    Cette assertion était naïve et inexacte.
    Et maintenant, allez prétendre qu'en France, la poste marche mal.
    La fatale missive qui portait pour adresse cette simple inscription : Docteur X..., au ...e régiment l'artillerie de la division coloniale courut après moi en occupation dans le Palatinat, au Maroc, en Syrie, en Indochine, revint par Madagascar et, quatre ans après, couverte de ratures et de tampons, tomba chez moi comme une bombe.
   Comble d'imprudence et d'inconscience, Blanche mettait jusqu'au nom de son fiancé... qui d'ailleurs n'était pas devenu son mari.
  La jeune fille, la veille des noces avait tout rompu sous le prétexte le plus futile qui soit ce qui ne manqua pas de causer grand scandale dans la petite ville.
     L'ex-fiancé, au reçu de la lettre explosive, se conduisit assez laidement, car il n'avait pas encaissé son évinçage volatilisant ses espérances sur l'étude du futur beau-père.
    Ce fut un toile général contre la Sainte Nitouche.
    Quant à moi, devant le tribunal, je n'arrivai pas à faire admettre que le vrai peut parfois n'être pas vraisemblable. Je me vis, malgré mes protestations, serments et promesses, divorcé à mes torts et griefs.
    J'attendis quelques mois et puis j'épousai Blanche.
    La nuit des noces réelles succéda à retardement à la nuit des amours platoniques.
    Elle fut un fiasco lamentable et notre vie conjugale, par la suite, alla de déceptions en déceptions. Blanche ne parvint jamais à l'orgasme. Elle s'adonna à la morphine, croyant retrouver par ce moyen la clef du bonheur entrevu.
    Elle ruina sa santé, son tempérament, ses nerfs, et ne put jamais me donner un enfant. Elle mourut complètement 'détraquée dans une maison de santé. Ma première femme avait fondé un nouveau foyer. Mes enfants préféraient leur beau-père à leur père, chargé de tous les péchés d'Israël.
    Ma vie se traîne, lamentable et sans espoir, parce qu'un jour j'ai pratiqué, un peu inconsidérément, une piqûre de morphine à une pucelle en mal de puberté... »
   Tout commentaire, il me semble, affaiblirait cette observation. 


*
* *

    La deuxième est plus corsée, mais au fond moins triste.
    Je la tiens d'un joyeux toubib, vieux garçon, coureur comme matou de gouttière. Il était de ceux dont la vertu ne résiste pas aux  oeillades d'une jolie cliente.
    Nous autres, médecins, partageons, avec les prêtres, certain don d'attirance sexuelle vis-à-vis de pas mal d'excitées qui confient aux uns leurs corps, aux autres leur âme.
    Ces deux parties de l'être ont des rapports si étroits que, parfois, se trompant d'adresse, elles demandent à ceux-ci des conseils et des soins qui regardent ceux-là.
    Si les deuxièmes, presque toujours, résistent au charme, les premiers, trop souvent, succombent à la tentation.
    Grosse faute d'ailleurs, car ces clientes, devenues maîtresses, se gardent bien de faire à leur amant la moindre publicité professionnelle, par crainte de se susciter des rivales parmi leurs amies.
    Mon ami Joseph P..., nonobstant son prénom, n'étant pas de ceux-là qui laissent leur manteau aux
mains d'une belle. Son existence de
retraité et de riche rentier lui laissait d'agréables loisirs entre les femmes, les bouquins et les timbres-poste.
  
Mais il avait, sur ces terrains, des goûts bien
arrêtés :
   
— Je n'aurai jamais maille à partir avec la justice, répétait-il, car je n'aime que les vieux cuirs et les filles dûment oblitérées déjà.
   
Une femme ne l'intéressait qu'à partir de quarante ans. Il détestait les fruits verts, les portes étroites, les livres non feuilletés, pour employer une expression chère à Léon Daudet, et il appréciait dans une maîtresse deux choses qui rebutent habituellement les galants : la mollesse des chairs et, dirons-nous, en euphémisant tant que possible, l'ampleur des appartements.
   
Comme sa cinquantaine demeurait avantageuse, il possédait un nombreux sérail dispersé où les sultanes entraient et sortaient au gré des réciproques caprices. Il va sans dire qu'à ses yeux la dernière conquête était toujours la plus belle.
    J'ai eu l'honneur d'être un peu son confident et vous trouverez beaucoup de son expérience dans un des futurs ouvrages de cette collection, La Ménopause, Automne de l'Amour (1).
   
De même qu'il me détaillait avec complaisance ses succès, ses joies et ses ivresses, de même aussi il ne me cachait pas ses échecs et ses déceptions... Et celle-ci fut une des plus grandes :
   Je lui laisse la parole :
   
Frida me semblait réunir toutes les qualités pour réaliser une maîtresse affolante, du moins à mes goûts : quarante-cinq ans, un mètre quatre-vingt-deux avec de ça et de ça, c'est-à-dire un corsage rebondi, une croupe avantageuse, de beaux bras gras, de gros mollets, un lourd casque blond, un double menton, en un mot, le type parfait de ces savoureuses « pulsatillas » adipeuses, molles, larges et fluentes, qui offrent à l'amant des nuits tièdes et béates de longues, calmes, et voluptueuses possessions, un superbe échantillon de suissesse allemande à laquelle son accent donnait un charme de plus.
     — Par contre, une chose me chiffonnait : Pourquoi, veuve depuis des années, n'avait-elle pas convolé une deuxième fois en justes noces ou tout au moins demandé à une liaison discrète (elle le prétendait du moins) soulagement à cette chasteté vraiment prolongée.
     C'est qu'elle ne voulait, me dit-elle, se donner qu'à un ami compréhensif et médecin. Vous vous rendrez compte, en effet, très cher, que je ne suis pas une femme comme les autres... Il fallait entendre son intonation méprisante en prononçant ces derniers mots.
     Et elle ne mentait pas, pauvre de moi !
    
Cette nuit dont j'augurais si bien fut tout simplement abominable. Ma nouvelle maîtresse était une opiomane invétérée qui ne m'honorait de ses faveurs
qu'en. vue d'obtenir à volonté et à bon compte sa drogue favorite : le laudanum.
     Comme elle l'absorbait sur des sucres qu'elle en imbibait goutte à goutte, elle avait une salive aromatique et poisseuse qui vous menait au haut le cœur en trois baisers.
   
  De baisers, d'ailleurs, elle n'avait cure. Une seule chose l'enchantait : les caresses mamelonnaires.
     Je reconnais que ces tétons splendides méritaient ces fervents hommages dont un galant digne de ce nom ne se montre jamais avare et qui, comme vous l'écrivez si bien dans nombre de vos ouvrages, et principalement dans votre étude, Les Seins de la Femme, forme le grand pôle d'appétence de la beauté de nos compagnes.
     Ses seins n'eussent pas déparé la poitrine d'une de ces nymphes flamandes dont les immenses toiles du maître anversois sont si prodigues.
     N'importe, dans le dîner d'amour, tous les traités sérieux sur l'Art d'aimer — au premier rang desquels je place Nous Deux — vous diront que les caresses mammaires ne forment qu'un hors-d'œuvre.
     Mais lorsque je voulais déplacer ma sphère d'action et transporter mes opérations d'un hémisphère dans l'autre, elle maintenait ma tête contre son sein comme une nourrice s'obstinant à faire téter encore un enfant repu. Süss, soupirait-elle, süss, sans que je sache au juste si ce mot représentait un adjectif dans sa langue ou l'impératif de la mienne.
Lorsqu’elle eut croqué la livre de sucre et vidé son flacon de laudanum, elle tomba dans un sommeil
stertoreux duquel j'essayai de profiter pour arriver à mes fins.
     — Tristes fins... Je trouvais une femme aussi pénétrable, tant elle était sèche que la plus hermétique des pucelles.
     Cette montagne eût été absolument incapable d'accoucher d'un souriceau.
     Dégoûté, je me levai, je m'habillai, je sortis à pas de loup et j'allai dégorger le trop plein de mes veines, non dans le sein d'une duchesse (pour employer une périphrase imagée du grand Barbey d'Aurevilly) mais dans celui d'une pensionnaire de maison close. Car une vague de pharisaïsme n'avait pas encore fermé les vieux « bourdeaux de nos pères ». Voir à ce sujet L'Amour Vénal .
     Cette observation de mon vieil ami corrobore la remarque que je vous faisais tout à l'heure, à savoir que la drogue détraque les sens de la femme sans les annihiler complètement.
     Les laudanomanes conservent le goût des caresses mais leurs indices appétentiels et surtout orgasmiques se trouvent complètement bouleversés par le dessèchement de leurs glandes sexuelles sous l'influence de l'opium.
     Le goût des caresses reçues et aussi des caresses données forme une des caractéristiques sexuelles de la drogue.
     Claude Farrère le souligne dans
Fumée d'opium :  

     « Souvent, écrit-il, des femmes
nous visitaient, avides de la bonne drogue, avides aussi de caresses. Car la sensibilité des femmes s'ouate et se feutre pendant l'ivresse noire, si bien que le contact brutal des hommes leur paraît alors délicat el souple comme le contact' d'un androgyne ».

    Certains compliqués, ou raffinés, comme vous préférerez, vous diront qu'aucune jouissance n'est comparable à celle que leur prodigue une « camée » au doigté expert, subtil et savant.
     J'ai connu, il y a longtemps, une malheureuse qui avait élu domicile dans un de nos ports de guerre et appartenait à cette catégorie de demi-mondaines que Claude Farrère célébra avec tant de talent dans son beau roman si humain : Les Petites Alliées.
     C'était une longue fille aux yeux de pervenche, mince comme glaïeul, elle se vantait de n'avoir couché qu'avec des marins.
    
Toutes les aventures et mésaventures de sa vie sentimentale tournaient autour d'un de ceux-ci : dépucelée par un midship, enceintée par un lieutenant de vaisseau, syphilisée par un quartier maître et pervertie par un frégaton qui lui avait donné le goût et l’habitude de la drogue.
     En fin de son existence qui fut courte sinon bonne, (la pauvre fille se noya par accident ou par dégoût) on la nommait Nini patte de velours en raison de son extraordinaire dextérité manuelle dans les travaux amoureux..
  
— Quand il a passé par mes doigts, disait-elle, un homme ne désire rien d'autre. Mais il me faut au moins trois piqûres pour me faire sortir le grand jeu.
     Le coït la répugnait. Par contre, avec cet altruisme que donne l'opium, elle jouissait de la jouissance de ses clients et préférait un compliment sincère à un billet. Une artiste vraiment douce et pitoyable aux cols bleus désargentés dont elle apaisait gratuitement les fringales sous une table de café ou sur un banc de jardin public, mais qui eût vendu sa meilleure amie ou son plus tendre amant pour quelques onces de la chère drogue lorsque celle-ci lui manquait.
     Appelé une nuit près d'elle pour une crise salpyngienne très douloureuse, il me fallut près de huit centigrammes de morphine pour juguler ses souffrances... de quoi assommer trois grandes personnes. Je soulignerai ce fait en passant : La douleur est un absorbant de l'opium ? Elle diminue ses effets toxiques. On pourra faire à un malade 'qui souffre, des doses dangereuses pour un bien portant.
     Par contre, il faut être très prudent lorsqu'il s'agit de crises nerveuses sur lesquelles l'action des stupéfiants est essentiellement variable et irrégulière.
    
Notre pharmacopée s'est enrichie depuis quelques années de bonnes spécialités plus maniables que la morphine : Sédol, Eubine, Pantopon, Dunaphorine... Employez-les cependant avec discernement et prudence car elles aussi ont leurs adeptes qui en usent dans de tout autres buts que des buts thérapeutiques.
     Et surtout, méfiez-vous comme de la> peste, du plus dangereux de tous les toxiques stupéfiants, de la pernicieuse héroïne qui ne vole pas son nom pour quantités de drames de la drogue.
     Entre autres méfaits, l'héroïne détraque irrémédiablement le sens génital.
   Elle transforme l'homme et la femme qui s'y adonnent en véritables châtrés cérébraux, et cela dans temps record.

  
Elle les plonge dans un abrutissement rapide progressif...
  
Elle constitue pour le sens moral un véritable cancer.
   Sous ce rapport, la cocaïne ne vaut guère mieux bien qu'elle conserve plus intactes l'intelligence et volonté ainsi que la sexualité.
   
Le médecin devra d'ailleurs se méfier des adeptes de la coco car leur imagination est terriblement  
féconde en stratagèmes et totale leur absence scrupules.















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