L'opium et ses caresses.  


Chapitre V  de "L'Amour et la Drogue" - Répercussions sexuelles de la drogue , Docteur Charles  Fouqué
Éditions des deux sabots, Paris 1949.

 

   La drogue, je le répète, est multiforme, protéiforme et comme les démons de l'écriture, elle s'appelle en vérité : légion.
  
De même que les Astaroth, Belphégor et autres Belzébuth, forment un des aspects du Satan qui les englobe tous dans sa maléficence, de même la drogue se compose d'une foule de poisons qui n'ont parfois pour caractère commun que leur tyrannie et leur nocivité.
   
Ils ruinent l'organisme humain en général, en perturbant chacune de ses fonctions particulières et notamment en détraquant son système nerveux.
   
Dans le sujet très spécial qui nous occupe, ils déséquilibrent la sexualité à la fois dans l'individu et dans le couple.
   
S'il me fallait continuer ce parallèle entre les esprits de damnation et les drogues de perdition, je donnerais à l'opium le surnom de Lucifer.
   
Il verse dans l'esprit de ses adorateurs une lumière troublante et fausse qui, lorsqu'elle s'est évanouie, abandonne l'intelligence en des ténèbres épaissies où il lui sera bien impossible de retrouver sa route.
   Rien n'est plus curieux et plus instructif que d’observer la façon dont il procède dans le domaine de l'amo
ur ou plus prosaïquement et plus scientifiquement de la sexualité.
  En général, l'opium n'entre pas dans l'existence d'un individu par la grande porte, mais le plus souvent par une voie détournée laquelle dans une bonne moitié des cas est une prescription médicale.
  Ajoutez qu'il est fort rare que son irruption soit brusque. Il se glisse à pas feutrés avec discrétion et prudence.
   Tous les traités de thérapeutique vous signaleront que, pris à faible dose, au début, l'opium est un tonique cardiaque.     Pour les malheureux asystoliques, les nuits anhélantes passées assis dans un fauteuil ou adossés à une pile d'oreillers forment un supplice que l'on est tenté d'alléger par une piqûre de morphine.
    Au premier abord, les résultats paraissent très encourageants et, de nouveau, le malade connaît le sommeil. Mais bientôt s'établit la redoutable accoutumance et pour continuer à soulager, il faut atteindre des doses supprimant les dernières forces d'un cœur qui bientôt n'en pourra plus.
    On abrège la vie du patient sans diminuer ses souffrances.
     De même, au point de vue général, l'opium, en toute petite quantité, semble plutôt un excitant. Il exalte la sensibilité et incite aux caresses.
    Dans l'amour, la caresse forme plus qu'un hors-d'œuvre. Si les amants sont des artistes, la caresse accompagne l'acte du commencement jusqu'à la fin.
     Il ôte au coït son aspect bestial bien qu'à vrai dire, les animaux eux-mêmes connaissent la caresse.
     Les bouches, les mains, les téguments en certaines zones électives dites érotigènes y ont leur part.
    Tout l'art d'aimer tient dans l'harmonie, dans la synchronisation des caresses.
     L'opium, lorsqu'il n'a pas annihilé le sens génésique de l'individu, représente la drogue caressante par excellence.
    Mais là encore, elle procède d'une façon traître, féline, car elle donne la préséance à l'illusoire sur le réel. Et cela surtout, je l'écris une fois de plus, chez la femme.
     C'est pourquoi d'ailleurs le concours de la drogue est bien plus recherché par le couple homosexuel, lequel n'y voit souvent qu'un joli cadre aux délicieuses fioritures.
     Beaucoup de lesbiennes s'adonnent à la morphine uniquement pour cette raison. La plupart des opiomanes sont des clitoridiennes et des passionnées de la titillation et de la succion mammaire. La cocaïnomane également. Par contre, l'éthéromane et surtout l’alcoolique demeurent des vaginales. Leur génésie et malheureusement aussi leur fécondité semblent augmentées par leur excitant favori.
   Notez aussi, et cela explique aussi les constatations précédentes, que loin de se dessécher elles demeurent très fluentes dans le coït.     Même plongée dans la plus complète ivresse, perdue, saoule, quasi inconsciente, la femme mouille de toutes ses glandes narcotine et cervicales. C'est pourquoi tant de filles se font engrosser dans une beuverie. Chez l'homme, la quantité de sperme sécrétée et excrétée paraît également augmenter. Donc rien d'étonnant à ce que les couples d'ivrognes apparaissent si prolifiques.
    — Quand on est saoul., c'est épatant, me déclarait le mâle d'un de ceux-ci, on ne pense plus à la chienne de vie, on pleure, on pisse, on se verse l'un dans l'autre et on recommence sans penser aux em...ments du lendemain. Malheureusement, le porte-monnaie s'aplatit à ce jeu-là...
   — Oui, mais l'ventre et les tétons s'arrondissent, remarqua en soupirant sa compagne, enceinte une fois de plus.
    Mais en le disant, elle regardait l'homme, cause de son mal, avec les yeux d'une gaillarde toute prête à recommencer aussitôt délivrée.     Et, en les écoutant, je songeais à la phrase de Baudelaire,  faisant parler le vin :

    J'allumerai les yeux de ta vieille femme, la vieille
compagne de tes chagrins journaliers, de tes plus secrètes espérances. J'attendrirai son regard et je mettrai au fond de ses prunelles l'éclair de la jeunesse.

    Mais n'anticipons pas. Nous reviendrons sur ce sujet en fin de cet ouvrage.
    J'ai dit que l'opium, à petites doses, est un inspirateur de caresses et de baisers.
   Je serais tenté de dire qu'il cérébralise la sexualité,
    Et voici deux observations à l'appui de cette opinion. Elles m'ont été fournies par des correspondants médicaux qui veulent bien m'honorer de leur confiance.
   Je vais leur passer. successivement la parole :

   — Je n'oublierai jamais cette nuit-là. D'abord parce qu'elle précéda des plus beaux jours de mon existence, l'entrée des troupes françaises en Alsace. Ensuite parce que j'y ai vécu une bien curieuse aventure sentimentale qui me procura par la suite bien des ennuis ; elle était restée d'un bout à l'autre dans le domaine absolu du platonisme.
   Mon régiment cantonnait ce soir du 16 novembre, moins d'une semaine après l'Armistice, dans un village au pied de ces Vosges que nous allions franchir le lendemain.
   Le départ se trouvait prévu pour le petit jour et comme je savais l'étape fort longue et qu'aussi nous avions déjà célébré la victoire, les journées précédentes, par pas mal d'agapes, j'avais résolu de me coucher de bonne heure pour pénétrer frais et dispos dans la belle province reconquise.
   Mais l'homme propose... A peine déharnaché, on vient me quérir pour la demoiselle du notaire, qui se tordait et hurlait de maux de ventre, semblant prête à trépasser.
    Je vous parie, dis-je à un camarade de popote, qu'il s'agit d'une garce en mal d'enfant...
     Je me trompais du tout au tout. La jeune fille que j'examinai, une fort jolie blonde de dix-huit ans, était aussi vierge que possible et un hymen extrêmement serré arrêta mes velléités de toucher vaginal. Il s'agissai,
en réalité d'une simple colique utérine occasionnée par un début de règles. J'aurais dû laisser crier la belle tout à son aise jusqu’à ce que l'irruption du sang la soulage en favorisant le processus cataménial par un de nos excellents médicaments homéopathiques tels cimiciguga, apis, gelsemium ou chamomilla Mais j'ignorais encore tout de la thérapeutique hahnemanienne. Et je pratiquai à la dolente, hurlant comme accouchée en phase de désespérance, une injection de un centimètre cube de morphine.
    
Songeant à moi autant qu'à elle, je pensais :
    
— Dans un quart d'heure, elle dormira et dans vingt minutes, je serai dans mon lit.
    
Or, il était dit que ce jour-là, je me tromperais dans toutes mes déductions.
     
A l'état de 'souffrance paroxystique succède une phase de dépression voisinant la véritable syncope. Il s'agissait bien certainement d'un organisme très sensible à l'opium
     
Il fallut plusieurs piqûres d'éther, de caféine, d'huile camphrée pour dissiper une crise qui ne laissa pas, à un certain moment, de m'inquiéter.  
     Lorsque je sentis que j'étais maître de la situation, je conseillai au père et à la mère, brisés par l'émotion, de s'aller coucher. Je veillerais sur leur fille jusqu'à l'aube où ils viendraient me relever afin que je rejoigne mon groupe d'artillerie au départ.

    
Ils acceptèrent.
    
Blanche, puisque Blanche il y avait, et ce nom candide allait fort bien à l'enfant virginale, Blanche dormait, très calme, la face maintenant rosie sur l'oreiller et son pouls frappait à la perfection.
   
 Je demeurais assis sur une chaise au chevet du lit. Mais peu à peu, un sommeil progressif et invincible s'empara de moi. Ma tête dodelinante se posa inconsciemment sur le traversin et je n'eus pas la force de la relever. Je ne saurais vous dire combien de temps je restai endormi... .
   
Tout ce que je sais, c'est qu'une sensation délicieuse
me réveilla sans d'ailleurs me sortir complètement d'une merveilleuse torpeur. Un bras rond et frais reposait sur mon cou et deux lèvres satinées touchaient les miennes.
   
Dans un chuchotement, Blanche me parlait bouche à bouche et son souffle embaumé me chatouillait  voluptueusement les narines.
    
Dans un murmure, elle m'exprimait sa reconnaissance éperdue et ses paroles me troublaient jusqu'au fond de l’âme.

   
Elle s'estimait heureuse d'avoir touché les portes de la mort puisque c'était moi qui l'avais retenue sur le seuil.

   
Elle me devait la vie et se le rappellerait jusqu'à son dernier souffle... Je l'oublierais bien vite, mais elle ne m'oublierait jamais.
   
Elle se considérerait toujours comme mon éternelle obligée et serait toujours prête à s'acquitter envers moi de sa dette et de la façon dont je l'exigerais..Après cette promesse, elle se tut pour l'excellente raison que sa bouche vint se coller à ma bouche et que nous échangeâmes pendant quatre heures le plus ardent et le plus interminable des baisers.
    Les choses, je vous le jure, n'allèrent pas un pouce plus loin.

   Je ne garantis point que je n'éprouvai pas parfois certain désir d'exploiter la situation. Et si j'avais été célibataire, je crains fort que la petite aurait laissé sa vertu dans ce coup de foudre dont un mariage pouvait limiter les dégâts.
   Mais je me souvins à temps que j'avais, en Normandie, une jeune femme sur le point d'accoucher de son troisième bébé. Je me rappelai aussi que jusqu'ici, dans le domaine sexuel comme dans les autres, je m'étais toujours montré un type propre.
   Et je me contentai, suivant l'expression du poète, de respirer tout mon saoul cette âme de pucelle dont un autre bientôt sans doute savourerait tout le parfum. 
   Et je m'éclipsai à, la diane, sans tourner le commutateur, pour ne pas aviver mes regrets à la vue d'un trésor que mon honnêteté laissait intact.
   Les mois passèrent, puis les années. Je fus démobilisé, je m'établis médecin dans un bourg de campagne. La clientèle vint. Les gosses poussèrent. Mon ménage allait vaille que vaille. Ma femme, dévouée, fidèle, se montrait, hélas ! terriblement jalouse. Je m'efforçais d'ailleurs, pour la paix du ménage, de lui ôter tout motif de se livrer à ce pénible défaut.
    Jalouse du présent, jalouse aussi du passé...
   — Ce que tu as dû m'en faire porter pendant la guerre, me répétait-elle.
     Je protestais avec d'autant plus de véhémence que je lui étais demeuré strictement fidèle sans imiter l'exemple de tant de camarades qui, bien que pères de famille, cherchaient dans les repos à l'arrière aussitôt chaussures plus ou moins propres à leur pied.
  Et voilà qu'un jour, en rentrant d'une visite, je trouve mon épouse pâle, courroucée, en train de faire ses malles. Dès mes premières questions, elle me foudroie du regard :
  — Misérable !... je pars immédiatement dans ma famille et tu n'entendras plus parler de moi que par les hommes d'affaires... D'ailleurs, je me suis déjà vengée en partie. J'ai renvoyé à son mari, après en avoir fait prendre copie conforme et légalisée par mon avoué, la lettre de ta maîtresse.  Cela va faire du joli.







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