Le Mystère d'Edwin Drood
(Pages 14, 192, puis 308 à  313)



I
 


Page 14





     
— Tut... tut... tut... répéta Ned. Cela ne vous fait rien à vous, Jack ; vous pouvez bien prendre tranquillement mon impatience. Votre existence à vous n'est pas toute tracée à l'avance..., comme un plan dressé par un architecte Vous n'avez pas le désagrément, de savoir que votre choix est forcé, que vous êtes contraint de prendre cette femme et non une autre, et que vous lui êtes imposé à votre tour. La vie pour vous, Jack, c'est une prune avec son duvet velouté ; une main trop soigneuse ne  s'est pas complue à l'en dépouiller..., sous prétexte de vous épargner de la peine...
   — Pourquoi vous arrêtez-vous , mon cher enfant ?... Continuez.
   — Aurais-je dit quelque chose qui vous blessât, Jack ?
   — Comment pourriez-vous me blesser ?
   — Grand. Dieu ! Jack, vous semblez affreusement indisposé. Il y a un voile sur vos yeux. "
  M. Jasper, avec un pâle sourire, fit un signe de la main pour calmer les appréhensions du jeune homme : pendant ce temps, il s remettait.
  Après un moment de silence, il dit d'une voix affaiblie :
" J'ai pris de l'opium pour apaiser une angoisse extraordinaire qui m'accable souvent. Les effets de ce médicament opèrent sur moi ; c'est comme un nuage qui m'enveloppe ; mais vous voyez , le voilà qui passe ; ne me regardez pas, cela se dissipera plus vite. "
    Malgré une expression d'inquiétude peinte sur son visage, le jeune homme obéit et fixa son regard sur le foyer.
   Jasper serrait les bras du fauteuil sur lequel il était assis, puis de grosses gouttes de sueur coulaient sur son front, et il respira bruyamment.
   Cette fois son neveu courut à lui et lui prodigua des soins attentifs.
  Jasper enfin revint à lui.
  Il posa amicalement la main sur l'épaule de son neveu et lui dit avec un accent railleur.
  " On prétend qu'il y a un revenant caché dans chaque maison, mais vous ne saviez pas qu'il y en eût un dans ta mienne, cher Ned?






Page 192



 


    ...//...   adresser de douces paroles aux enfants et aux vieillards qu'il avait rencontrés ; il se pencha vers cette femme. " Êtes-vous malade ? lui demanda-t-il.
   —   Non, mon bon monsieur, répondit-elle sans le regarder et sans rien changer à la fixité de son regard.    —   Êtes-vous aveugle ?
   —   Non, mon bon monsieur.
  —   Êtes-vous sans asile ? Pourquoi rester aussi longtemps immobile et exposée au froid ? "
  Avec un lent et pénible effort, la vieille arrive enfin à changer la direction de son regard et le repose sur lui ; alors un spasme s'empare d'elle : il la voit s'agiter convulsivement.
   Il se redresse, recule d'un pas, et la considère avec un sentiment de surprise et d'effroi, car il lui semble qu'il la connaissait.
  " Grand Dieu ? se dit-il, c'est ainsi qu'était Jacques certaine nuit... "
  La vieille murmurait :
  " Mes poumon sont faibles... mes poumons sont bien malades... Pauvre malheureuse que je suis... ma toux est horriblement sèche !... "
  Et, comme pour confirmer ses paroles, elle se mit à tousser affreusement.
  " D'où venez-vous?
   —  Je viens de Londres, mon bon monsieur. "
    La toux déchira de nouveau sa poitrine.
  " Où allez-vous ?
  —   Je retourne à Londres. Je suis venue ici à la recherche d'une aiguille dans une botte de foin, et je ne l'ai pas trouvée. Écoutez-moi, mon bon monsieur... Donnez-moi trois shillings et six pence et ne vous effrayez pas à mon sujet. Je retournerai à Londres et je ne causerai de tracas à personne. Je suis dans les affaires... Pauvre malheureuse créature !... Elles sont bien molles... bien molles... les affaires... et les temps sont très durs !... Je trouve pourtant le moyen de gagner ma vie.
  —   Est-ce que vous mangez de l'opium !
  —   J'en fume quelquefois, répond-elle avec difficulté après un nouvel accès de toux. Donnez-moi trois shillings    .../...



Page 308



  Mais, dès qu'elle commence à se servir de ses yeux, et qu'elle peut parler, elle s'écrie :
  " Est-ce bien vous ?
    —  Êtes-vous si surprise de me voir ?
    —  Je pensais que je ne vous reverrais jamais, mon chéri ; je croyais que vous étiez mort et parti pour les régions de là-haut.
  —   Pourquoi?
  Je ne supposais pas que vous pussiez être vivant et rester si longtemps sans venir voir la pauvre vieille âme qui possède le véritable secret du mélange. Et vous êtes en deuil ! Comment n'êtes-vous pas venu fumer une pipe ou deux pour chercher une consolation !  Peut-être les morts ont-ils laissés de l'argent et n'avez-vous pas alors besoin de consolation.
  —   Non ; ils ne m'ont pas laissé d'argent.
  —   Qui avez-vous perdu, mon chéri?
  —   Un parent.
  —   De quoi est-il mort, cher bien-aimé ?
  —   Probablement de sa belle mort.
  —   Vous êtes bien avare de vos paroles, ce soir, s'écrie la vieille femme en riant d'un air conciliant ; vous êtes bref et dur au pauvre monde. Tenez ! ce qui nous met hors de nous, c'est le besoin de fumer. Nous avons eu toute sorte de soucis, n'est-ce pas, mon chéri ? C'est ici le lieu où l'on s'en délivre... C'est ici le lieu où ils s'en vont en fumée.
  — Vous pouvez tout préparer, " réplique le visiteur.
  Il quitte ses souliers, desserre sa cravate et place ses pieds en travers du lit sordide, sa tête appuyée sur sa main gauche.
     —  Maintenant vous voilà redevenu vous-même, dit la vieille d'un air approbateur. Je commence à reconnaître mon ancienne pratique. Nous aurez peut-être essayé de faire le mélange vous-même pendant ce long espace de temps, mon chéri ?
  —  J'ai fumé de temps en temps, en préparant ma pipe à ma manière.
  — Ne le faites jamais  !  Cela ne vaut rien pour le commerce et rien pour vous Où est ma bouteille d'encre ; où est mon dé ; où est ma petite cuiller ?... Je vais tout arranger selon les règles de l'art, mon chéri. "
  Elle commence son opération et souffle sur la petite étincelle enfermée dans le creux de sa main ; elle parle de temps en temps, d'un air satisfait, sans discontinuer son travail.
   Quand c'est lui qui parle, il le fait sans la regarder, comme si ses pensées voyageaient dans les nuages.
   " Je vous ai préparé plus d'une bonne pipe entre la première et la dernière fois que vous êtes venu ;  n'est-ce pas, mon chou ?
  —   Un assez bon nombre.
  —   La première fois, c'était tout nouveau, oh ! tout nouveau !
  —   Et j'ai été bien vite hors de combat.
  —   Mais vous avez fait votre petit chemin dans le monde, et vous êtes devenu capable de tenir tête aux meilleurs fumeurs.
  —   Ou aux plus mauvais.
  —   Voilà votre pipe prête. Quel joli chanteur dans les premiers temps ! Vous battiez la mesure avec votre tête, vous gazouilliez comme un oiseau.
  Votre pipe est prête, mon chéri. "
  Il la lui prend des mains avec le plus grand soin et introduit le tuyau entre ses lèvres.
  Elle s'assied à coté de lui, se tenant prête à rebourrer le terrible fourneau.
  Après avoir aspiré quelques bouffées en silence, il lui dit d'un air de doute :
  " Est-ce que le mélange est aussi fort que de coutume ?
  —  De quoi parlez-vous ? mon chéri... Quel mélange ?
  —   De quoi puis-je parler, si ce n'est de la pipe que j'ai dans la bouche?
  —   C'est toujours la même chose ; toujours, mon chéri.
  —   C'est étrange. Au goût, cela me parait plus faible.
  —   Parce que vous êtes endurci à l'opium, voyez-vous.
  —   Probablement.  Écoutez. "
  Il s'arrête, devient rêveur, et semble oublier qu'il a fait appel à l'attention de la vieille.
  Elle se penche sur lui.
  Je suis toute à vous. Vous disiez tout à l'heure : Écoutez. Eh bien !  je vous écoute.
  Ah ! dit Jasper,  je réfléchissais.  Oui... Écoutez. Avez-vous quelque chose dans l'esprit, vous?... quelque chose que vous méditez d'accomplir ?
  — Oui, mon chéri, quelque chose que je médite d'accomplir.
  Mais vous n'êtes pas encore tout à fait décidée à...
— Non, mon chéri... je ne suis pas décidée.
  Faut-il ou ne faut-il pas faire cela ? Vous comprenez.
— Si, je comprends."
  Elle remue, avec la pointe de l'aiguille, le contenu du fourneau de la pipe.
  —  " Il est à espérer que la chose serait agréable à faire, mon chéri.
  — Oh ! dit jasper, délicieuse ! "
   Il prononce ce dernier mot d'un air farouche, et comme obéissant à l'action d'un ressort, il se tourne du côté de la vieille femme.
  Sans s'émouvoir elle arrange toujours la pipe avec sa petite spatule.
  " C'était un voyage, reprend Jasper, un dangereux voyage, que j'avais dans l'esprit.  Un hasardeux et périlleux voyage à travers les abîmes, quand le pied glisse, c'est la mort. Regardez en bas, regardez en bas ! Vous voyez ce qu'il y a au fond de l'abîme.... "
  Il s'était penché en avant, et il montrait le sol, comme s'il le voyait se creuser devant ses yeux.
  La  vieille examina le visage crispé, placé maintenant tout près du sien.
  " Eh bien, je vous l'ai dit, je l'ai fait ici en imagination, ce voyage.... Je l'ai fait ainsi des milliers de fois. Lorsque ensuite j'ai accompli réellement ce que j'avais tant médité, cela m'a semblé n'être rien... En un instant tout a été dit.
  —  C'est ce voyage qui vous a tenu éloigné ? " fit observer tranquillement la vieille.
   Il la regarda tout en fumant ; puis un brouillard lui passa sur les yeux.
  " C'est ce voyage... "  murmura-t-il.
  Un silence s'établit.
  Les yeux de Jasper se ferment.
  La vieille est assise prés de lui, très attentive à la pipe, qui n'a pas cessé de rester fixée entre les lèvres du fumeur.
  Tout à coup, les yeux de Jasper se rouvrent ; ses yeux semblent chercher un point dans l'espace.
  " Je garantirais, dit la vieille, que vous avez fait ce voyage d'imagination par un grand nombre de chemins différents ?
  — Non, toujours par le même chemin.
  —   Par le chemin que vous avez suivi quand vous avez accompli le voyage en réalité, mon chéri?
  —   Oui. "
  Déjà il semblait incapable de répondre autrement que par ce monosyllabe:  Oui.
  Elle sembla vouloir s'assurer que cet assentiment n'était pas purement automatique et changea la forme de sa question.
  " N'en avez-vous jamais été las, mon chéri, et n'avez-vous pas essayé d'évoquer quelque autre rêve ? "
  Il fit un effort pour se mettre sur son séant.
  "  Que voulez-vous dire ? murmura-t-il. Pourquoi suis-je ici ? "
  Elle le fait doucement se recoucher sur le dos, et avant de lui rendre la pipe qui a glissé de ses lèvres, elle en ranime le feu qui s'éteint, puis elle lui dit d'un ton caressant :
  " C'est sûr... bien sûr   Oui !... oui !... maintenant je vous comprends... Vous êtes venu pour refaire le voyage... J'aurais dû le deviner, connaissant l'idée qui vous poursuit. "
  Il répond d'abord par un éclat de rire qui se change en une sorte de hurlement.
  "   Oui, je suis venu pour cela. Quand je n'ai pu supporter la vie que je menais, je suis venu pour chercher un soulagement et je l'ai trouvé. Et lui...  lui... "
  Il répéta ces deux mots avec une véhémence extraordinaire ; c'était bien le hurlement d'un loup.
    La vieille l'observait.
  "  Vous aviez un compagnon de voyage, mon chéri ?
  — Un compagnon de voyage. Ah ! ah l ah!...   Et penser, s'écrie-t-il, qu'il l'a été sans le savoir ! Il a accompli le voyage sans connaître la route ! Ah! ah! ah !... "
  La vieille s'agenouille sur le plancher, ses bras croisés sur le couvrepied, le menton appuyé sur le lit.
  Dans cette attitude accroupie, elle observe toujours le fumeur.
  La pipe retombe de la bouche de Jasper, elle la remet entre ses lèvres, pose sa main sur sa poitrine, et la secoue légèrement.
  " Je vois, dit-il, les changements de couleur produits par l'automne et les effets brillants de la lumière sur les grands paysages. J'y pensais toujours. Déjà cela ne me sortait plus de l'esprit. Je ne pouvais m'occuper d'autre chose. "
  Il retombe de nouveau dans un lourd silence.
  De nouveau elle lui remet la main sur la poitrine et le remue légèrement à la façon d'un chat qui stimule une souris à demi morte.
  " Quoi ?... Je vous l'ai dit, s'écrie-t-il. Quand le rêve s'est accompli, tout a été si court, que pour la première fois, j'ai cru que ce n'était pas un rêve. Chut !
  Oui, mon chéri, j'écoute.
  — Le temps et le lieu sont proches.
  Jasper s'est mis sur ses pieds et continue de parler, mais à voix basse.
  "  Le temps, le lieu, et le compagnon de voyage, répète la vieille, parlant bas comme lui et le soutenant doucement par le bras.
   — Silence i dit-il. Tout est fini. "
  En disant cela, il tressaille de la tête aux pieds. 
" Regardez, regardez quelle pauvre, chétive, misérable fin. Car c'est fini !... c'est fini !... "
  Il avait accompagné ces paroles incohérentes de gestes farouches et saccadés.
  La stupeur était proche ; il retombe comme une souche sur le lit.
  La vieille veut toujours poursuivre son enquête, et le remue encore doucement ; elle murmure à son oreille puis reconnaissant qu'il n'y a plus à espérer de le réveiller pour le moment, elle se remet lentement sur ses pieds et s'écarte du lit.
   Mais elle ne va pas plus loin que la chaise placée près de l'âtre.
   Elle s'y assied, le coude appuyé sur l'un de ses bras et son menton dans sa main, continuant à surveiller le dormeur.
   " Je t'ai entendu dire une fois, murmure-telle d'une voix rauque s'exhalant péniblement de sa poitrine embarrassée, je t'ai entendu dire une fois, pendant que j'étais étendue là où tu es : Inintelligible ! "
   Elle fit un geste subit.
  " Il ne comprend peut-être pas. Mais je le comprendrai, moi. L'expérience me vient sans cesse avec la pratiquer. Je puis avoir appris le secret de te faire parler, mon chéri. "
  Mais Jasper est bien muet et, sauf de rapides contractions du visage et des membres, il est engourdi et comme pétrifié.
  La misérable chandelle a brûlé jusqu'au bout, la femme prend entre ses doigts le lumignon près de s'éteindre et y allume une autre chandelle qui se consume  son tour.
  Jasper est toujours plongé dans le même état d'insensibilité.
  Les premières lueurs du jour pénètrent dans la chambre.
 
.../...

 




RETOUR
ANCIENS DOCUMENTS - RETOUR