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Le Mystère d'Edwin Drood
(Chapitre 1 - Pages 1 à 5)



Illustration de Gustave Doré  pour "Le Mystère d'Edwin Drood"



 

LE MYSTERE D'EDWIN DROOD
CHAPITRE I


L'AUBE




  La tour d'une vieille cathédrale anglaise !
  Comment cette tour se trouvait-elle la ?...
  C'était pourtant bien elle, carrée, massive, énorme....
  Qu'est-ce que cette longue tige de fer qui en sort ?...
  Peut-titre aura-t-elle été plantée là, par ordre du sultan,pour empaler une bande de voleurs turcs....
  C'est ici l'Orient ; les cymbales résonnent, le sultan en grand cortège se rend à son palais ; dix mille cimeterres brillent au soleil, trente mille danseuses s'en vont derrière, décrivant des figures brillantes et jonchant la route de fleurs, puis viennent les éléphants blancs, richement caparaçonnés, et la foule des esclaves...
  Cependant la cathédrale se dresse toujours a l'arrière-plan....
  Quant a la tige de fer, elle s'élance toute nue.... Point de voleur enfilé à cet horrible pal....
  L'étrange flèche d'église !
  On dirait plutôt une immense tringle rouillée faite pour supporter les rideaux d'un lit gigantesque....
   L'homme qui avait cette vision était en effet couché sur un lit

   Cette dernière supposition de la tringle colossale  lui arracha même un éclat de rire.
   Tout tremblant de la tête aux pieds, il se redressa cherchant a renouer le fit de sa pensée qui le fuyait.
   II appuya son coude sur l'oreiller et regarda autour de lui.
   Quelle misérable chambre !
   A travers les rideaux déchirés de la fenêtre se glissent les premières lueurs du jour venant d'une cour infecte.
   L'homme s'était étendu tout habillé sur ce vieux semblant de lit ; le bois s'est effondre sous le poids qu'il portait, car il ne servait point qu'a ce dormeur.
   A coté de lui étaient couches en travers un Chinois, un Lascar, et une femme.
   Les deux premiers étaient en proie a un profond sommeil ou plutôt a un état de stupeur mortelle.
   La femme aspirait de toutes ses forces le tuyau d'une pipe qu'elle cherchait a rallumer.
   Elle tirait de longues bouffées épaisses, tout en protégeant le fourneau de sa main décharnée.
   Une lueur rougeâtre se reflétait sur son visage et permettait de distinguer ses traits hideusement flétris.
   " Encore une ?... murmura-t-elle d'une voit plaintive. En voulez-vous encore une ?.... "
   L'homme qui venant de s'éveiller porta la main a son front.
   " Vous en avez fumé cinq depuis que vous êtes arrivé ici à minuit, continua la femme de sa voix dolente. Ma pauvre tête est bien malade... Bien malade !... Puis les deux autres qui dorment la sont venus après vous... Malheureuse que je suis... les affaires vont mal... bien mal... Il n'y a pas de Chinois dans les environs des Docks, encore moins de Lascars, et, dit-on, pas un navire en route! En voici encore une toute prête pour vous, mon chéri.... Vous vous rappellerez, car vous êtes une bonne âme que l'opium est cher, très-cher sur le marché. Trois shillings et six pence pour la contenance d'un dé à coudre!... Rien que cela!... Vous songerez aussi qu'il n'y a que moi... et Jack le Chinois qui habite de l'autre côté de la cour,mais je fais mieux que lui...qui possédions
le véritable secret du mélange. Vous paierez en conséquence, mon chéri? "
   Tout en parlant ainsi, elle tirait de  nouvelles bouffées de la pipe et absorbait une partie du poison,
   " Oh !  pauvre malheureuse que je suis  !...  Mes poumons  sont  bien faibles... mes poumons sont  bien  malades !...    Voila votre pipe toute prête, mon chéri ... Ah ! Dieu !... ma pauvre main tremble en vous la présentant... Je vous ai vu revenir à vous tout  à l'heure, et je me suis dit : il trouvera une autre pipe allumée... ii se souviendra du prix élevé de l'opium.. et il paiera bien... Ma pauvre tête !... Je confectionne mes pipes avec une vieille bouteille d'encre d'un sou... Voyez-vous cela, mon chéri ?... J'y ajoute un tuyau, puis je prends mon mélange dans ce dé avec une cuiller de come et je remplis... Ah ! mes pauvres nerfs !... C'est que je me suis enivrée pendant soixante ans avant de m'adonner a ceci... car l'opium ne fait pas de mal... au contraire, il chasse la faim aussi bien que les humeurs noires. "
    Elle tendait a l'homme la pipe, maintenant a moitié vide ; puis elle retomba sur le lit la face dans le matelas.
   Quant à lui, il descendit de ce lit chancelant, déposa la pipe sur la pierre du foyer, écarta les rideaux en loques, et contempla ses trois compagnons d'un air de dégoût inexprimable.
   Comment cela se faisait-il ?...
   Et pourtant cela était.
   A force de fumer I 'opium, cette vieille femme était arrivée à ressembler au Chinois.
   Mêmes joues proéminentes, mêmes yeux hagards, même teint plombé...
   Seulement le Chinois se démenait alors avec d'horribles grimaces qui rappelaient les magots et les démons de son culte.
   L'hôtesse était immobile.
   Quant au Lascar, il riait l'écume à la bouche.
   " Quelle vision peut-elle avoir ? "se dit l'homme éveillé.
   Il retourna de son cote le visage de la vieille femme et se prit à la considérer longuement.

   " Rêve-t-elle des boucheries et des tavernes ou l'on peut avoir crédit, ou bien d'un accroissement de sa hideuse clientèle qui lui permit de remettre en état ce lit effondré et de tenir plus propre son affreuse cour puante ? "
    Il se pencha sur elle, écoutant les mots inarticulés qui sortaient de ses lèvres blêmes.
   " Inintelligible ! dit-il.
   Des mouvements désordonnés et des soubresauts nerveux commençaient alors a contracter le visage de la vieille, comme autant de chocs électriques...
    Il la considérait, et, chose horrible, il sentait que la contagion allait encore le gagner...
   II se retira vers le fond de la chambre et se laissa tomber sur un vieux fauteuil de paille, aux bras duquel il se cramponna de toutes ses forces, combattant, comme il pouvait, le mauvais esprit.
   Tout a coup il revint au grabat, se rua sur le Chinois, le saisit a la gorge.
   Le Chinois lui repoussait les mains, se débattait, et grognait.
   " Que dites-vous ? " fit l'homme.
    Et il écouta.
   " Inintelligible ! murmura-t-il.
   Alors il se tourna du cote du Lascar qu'il jeta bel et bien a bas du lit.
   Le Lascar se souleva : ses yeux étincelaient ; ses bras s'agitèrent par un geste menaçant ; il cherchait le fantôme d'un poignard a son côté...
   L'hôtesse, heureusement, s'était emparée de cette arme qui ne le quittait jamais, et du ceinturon du sauvage, elle avait fait passer le poignard a sa propre ceinture, quand vaincus tous deux par l'ivresse ils s'étaient laisses tomber côte a côte sur ce lit ou plutôt sur ce fumier.
   Un colloque alors s'établit entre l'homme éveillé et la vieille femme.
   Peut-être avait-elle conscience de ce qu'elle disait, mais ses lèvres se refusaient encore a produire un son clair et qui eût un sens dans une langue humaine.
   L'homme jeta, une pièce d'argent sur la table et sortit.
   Cette fois, c'est encore la cathédrale ; mais ce n'est plus dans une vision qu''elle se dresse.
   Voici la tour massive qui se profile réellement sur le ciel Clair.
   Les cloches sonnent pour le service du soir.
   Le fumeur d'opium est obligé, sans doute par métier, d'y assister.
   On le dirait, au moins, a la hâte qu'il met a gagner la parte latérale.
    Il entre.
    Les chambres sont en train de revêtir leurs robes d'une blancheur douteuse.
   Il s'habille aussi d'une robe blanche et se joint a la procession qui se rend an chœur.
   Le sacristain ouvre alors la grille qui sépare la nef de l'autel, et l'hymne : -
Quand le méchant homme, entonné en chœur, éveille les échos de la vieille basilique, qu'il remplit des piliers à la voûte, comme les sourds roulements de la foudre.

 


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