Pas du tout pour ce que vous croyez ; au moins avec moi. Je refile au petit vieux deux sachets. Il me les paye six mille francs... On bavarde un quart d'heure, en copains. Et salut la compagnie. Un amateur de Yo-Im-Be... Si Wang ne vend plus lui-même la poudre de cette racine séchée, c'est qu'il est brûlé et que mon truc (celui de la passe à la noix) est meilleur que tout. Le Yo-Im-Be n'est pas encore interdit, mais tout de même. On dissout une pincée de la poudre de Yo-Im-Be dans un verre d'eau. Pas de goût... Mais quels effets !... A rendre sa jeunesse à un centenaire ! Tous les hommes, même les plus vieux, les plus moches, les moins pourvus. Des Casanova I... A cet aphrodisiaque de la Vieille Chine, Wang devait ses extraordinaires prouesses. Il y a bien un petit inconvénient. Mais qui en est exempt, en ce triste monde ? Certains clients y trouvent une mort qui, pour être agréable, n'en devient pas édifiante. Les cardiaques clamsent en plein bonheur. N'empêche que malgré les risques, je ne parvenais pas à fournir aux commandes. Mon jaune amant est tout ce qu'il y a de plus régulier. Il me refile la commission promise... Je me fais un petit magot. Ça n'est plus de la volupté entre nous, mais du business. Et c'est plus durable.
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Quelle idée a-t-il eu, ce tendre abruti, de m'emmener dans une fumerie ? L'odeur sucrée, un peu écoeurante que j'avais discernée mêlée à celle du cuir ? J'en sais l'origine maintenant : la touffiane, le bénarès, l'opium... Donc il m'a emmené, l'idiot, au paradis artificiel. J'avais lu, chez ce bon monsieur Farrère, des descriptions de fumeries, avec des divans, de la soie brodée, des kakemonos, et tout... Tandis que la fumerie de Wang ? Plutôt crasseuse ! L'arrière-boutique d'un restaurant chinois du Quartier Latin, tout près du Musée de Cluny.
L'odeur de l'opium se mêle aux puanteurs du graillon. Des sofas où les punaises font de l'exercice en campagne et, pour préparer les bambous, une espèce de sale lope, métis de Jaune et de Sidi. Vous voyez ça d'ici ! La petite cérémonie, vous en connaissez le rite ? Je n'insiste pas. On s'étend. On a en mains un gros tube de bambou, avec, au bout, une petite cupule. Le serveur fait chauffer une sorte d'aiguille à tricoter sur une lampe à alcool. Quand elle est presque rouge, il en trempe le bout dans un pot rempli d'une espèce de confiture noire. Une boulette se forme. C'est cette boulette d'opium qui est placée dans la cupule et consumée à la lampe. On aspire deux ou trois bouffées. C'est tout. On recommence un certain nombre de fois. Pour Wang, une dizaine de pipes en une soirée. Pour moi, le premier soir, deux. Bien assez pour être malade comme une bête. J'ai dégobillé comme sur un bateau. Tu parles de douces rêveries et de bonheur ineffable ! Une gueule de bois affreuse. Pire qu'une cuite à la bière. Il paraît qu'il faut s'y habituer. La plus sale cochonnerie qui soit au monde. Parce que ça ramollit les hommes et ça excite les femmes. Mon Wang, ayant lâché l'Yo-Im-Be pour l'opium, n'était plus bon à rien. Et moi je ne tenais plus en place. Alors, ce qui devait arrivé arriva... J'ai fait Wang cocu avec le premier type qui m'est tombé sous la main, Albert, le barman du Pingouin. Comment Wang l'a-t-il su ? Sans doute par cette peau de vache d'Alice, la fille du vestiaire. En tout cas, il l'a su. Il ne m'en a rien dit, bien entendu. Je- ne me- doutais- de rien, le soir où il m'a invitée à une petite noce, chez lui, dans l'impasse Saint-Hippolyte. Il m'avait raconté, avec un bon sourire, que c'était une fête de son pays. Quand je me suis trouvée au milieu d'eux quatre, crac, en un tourne-main, ils se sont jetés sur moi. Pas même le temps ,de crier ! J'étais bâillonnée et saucissonnée.
Ils m'ont descendu à la cave. Une cave profonde, que je ne connaissais même pas. Ils m'ont étendue sur un banc de bois si étroitement ligotée que je ne pouvais pas faire un mouvement. Au-dessus de moi. un baquet avec un petit robinet. — Tu as eu tort de me tromper, me dit Wang bien gentiment. Je pourrais te tuer et personne n'en saurait rien. Tu vas devenir folle... Et une vraie folie furieuse, inguérissable... Il rigolait, la vache ! Il a ouvert le robinet et l'eau m'est tombée sur le front, goutte à goutte, très lentement. Toujours au même endroit, toujours à la même cadence... Ils ont éteint leur lanterne et m'ont laissé dans le noir... Avec les gouttes d'eau... Un, deux... une goutte, un, deux... une goutte. Impossible de tourner la tête. Le même petit choc, au même endroit du front. Impossible de penser à autre chose. Les gouttes, une à une, qui vous vrillent... qui vous martellent les tempes, qui vous rentrent dans tous les os ! Et pendant des heures, des heures... J'étais bâillonnée. Et puis, il s'est produit en moi comme un grand éclatement... J'ai ri, mais d'un rire atroce... Tiens ! Assez ! Rien que d'y penser, ça me reprend. Et je me suis envoyée, avec ce petit jeu-là, six mois de Sainte-Anne et dix électrochocs. Comment je suis sortie de la cave à la goutte d'eau ? Comment on m'a retrouvée, à l'aube, presque nue, et qui dégoisait, dans le petit square qui est devant la Morgue ? Je n'en saurais jamais rien. Je pense que c'est Wang, qui a eu un vague remords, et qui m'a libérée. Et si je reste toujours un peu cintrée; désormais, c'est à lui que je le dois. Enfin, il ne peut plus m'emm... bêter. En tôle, le Wang, pour vente illicite de toxiques inscrits au Carnet B. — Tu l'as donné ? — Donné ? Moi ? T'as pas peur... Pas donné. Vendu. On a partagé la prime avec Albert. Mais j'ai comme une idée que vaut mieux que je ne fasse pas ma petite promenade du côté de la gare de Lyon.
Interview recueillie par Jim BELOHY
(In "Sensation" n° 26, octobre 1950)
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