Poème
Pour la deuxième lune du mois du chien (Greffage des pavots)
Ce soir, je chante l'opium L'opium illimité, l'opium immense, L'opium, fils hiératique de l'Asie, Qui dispense La douceur pour nectar la paix pour ambroisie, Et dont les dix mille génies tutélaires Ont suscité comme un pardon, Les paroles de lumière, De Confutsé à Meng Tseu, Ce soir, je Chante l'opium, L'opium illimité, l'opium immense... Dans mon cerveau, sa fumée danse En me faisant oublier l'homme... Je regarde le fantôme enivré; Je suis ses voiles impondérables, Et j'écoute sa voix qui promet des extases... Et j'entre dans les pagodes parfumées de jasmins Où brûlent des bâtonnets aux ancêtres... Ce soir, je Chante l'opium, L'opium illimité, l'opium immense... La jonque nous attend, prête pour la partance, Au fond d'un golfe de Formose. Le vieux pirate qui la conduit Est si tanné, qu'il a l'air cuit Par le soleil du Fleuve Jaune... Mais, sur sa natte, voici qu'il tend Le bol où fume un thé très rare. Ce soir, je Chante l'opium, L'opium illimité, l'opium immense... Couché dans un sampan qui dérive en cadence, Nous glissons sur la rivière, Entre les rizières De la province de Kwan Tong. Et me voici dans la ville étincelante Où grouillent et crient des millions d'êtres... ...Et des cymbales cinglant le silence !... Ce soir, je Chante l'opium, L'opium illimité, l'opium immense... Qui me prendra saoul de choum choum Par les ruelles bariolées Aux odeurs d'ail et d'encens? Je veux une musique acidulée; Et, sur le pont d'un bateau fleur, Le sourire lunaire, placide et moqueur, D'uns danseuse de Nanking ou d'un mignon du pays Thô. Ce soir, je Chante l'opium, L'opium illimité, l'opium immense... Et je veux, rituellement, faire les révérences Aux esprits des vieux fumeurs... Conduisez donc mon pauvre cœur A travers les splendides palais funéraires ; Là je vivrai. Là je prierai ; Gardé par les taciturnes colosses de pierre Dont le rire hallucine aux mornes nuits d'opium ! Dieu mystérieux des parfums et des formes, Régnant par la douceur sur l'âpre solitude, Accorde moi le calme, et fais que ce soit moins rude Le dédain de la vie à l'âme du rêveur... Puisqu'à présent, pour moi, la jeunesse s'enfuit Jour par jour, un peu plus, comme un vent impalpable, Permets que l'illusion me jette dans la nuit, Des grains d'or pur parmi le sable... Je veux penser que me voilà petit enfant Comme jadis. Je veux mon cœur aussi confiant Et mon âme aussi ingénue... Je regarderai les nuages, dans les nues, Comme avant... Par ton miracle bleu, par ta mansuétude, J'oublierai qu'il y a des méchants parmi nous, L'homme égoïste, avare, indifférent et fou, Et la femme accroupie en basse servitude... Je ne verrai rien. Je ne dirai rien ! Et je n'entendrai plus tous les bruits de la foule ; Je croirai percevoir le grand rythme et la houle De la mer, aux colloques aériens... Je m'étendrai bien seul, sur ma sœur la terre, Comme se reposent les beaux morts ; Et mes regards seront tournés vers l'or Des silences planétaires... Et si quelque chant pur me rappelait l'amour Et la douceur des jeunes lèvres. Dieu mystérieux des rêves et des fièvres, C'est vers toi, qu'à genoux, j'évoquerai l'Amour !...
Jacques D'Adelsward-Fersen
Tiré de HEI HSIANG (Le Parfum Noir) (A. Meissen Éditeur, 1921)
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