Les Poisons de l'intelligence
II(1)
(Partie 2 de II "Le Hachich.- L'Opium. - Le café". la partie 1 de II étant "Le Haschich" que l'on peut voir  sur ce site à :

Les Poisons de l'intellegence : Le Haschich


in "La Revue des Deux Mondes", 1874

 


On pourrait presque dire que l'opium est au hachich ce que l'Océan est à la Méditerranée. Le hachich n'est guère connu que sur la côte syrienne et dans la Basse-Égypte, tandis que sur les immenses rivages du Pacifique et des mers de Chine, le commerce de l'opium a pris une extension effrayante. Ce qui nous importe plus encore, à nous Européens, c'est que l'opium est de tous les médicaments le plus précieux et le plus employé, et que, suivant la parole du vieux Sydenham, si on ne possédait l’opium, il faudrait renoncer à la médecine. Sans vouloir entreprendre l'étude complète de cette substance, nous allons rapidement en décrire les effets sur le système nerveux.
     
L'opium est le suc du pavot, et comme il y a plusieurs variétés de pavot, il y a aussi plusieurs variétés d'opium; mais c'est toujours de la même manière qu'on le récolte. En Égypte, en Syrie ou dans l'Inde, les trois pays où se fait la culture de l'opium, on pratique des incisions demi-circulaires multiples à la capsule du pavot, et on recueille avec soin le suc qui s'en écoule. Ce suc, desséché au soleil , noircit , s'épaissit , et prend la forme. d'une pâte brune, consistante, qui est l'opium. Ce que l'on appelle le laudanum est une solution de cet opium dans un vin composé. Aussi les propriétés du laudanum et de l'opium sont-elles semblables. On doit les considérer comme un mélange de plusieurs corps ayant des propriétés analogues, mais non identiques. Depuis Derosne (18011) et Robiquet (1817), qui ont isolé les premiers la narcotine et la morphine, les chimistes ont étudié avec le plus grand soin les différents composés chimiques mélangés dans l'opium. C'est ainsi qu'on a découvert la codéine, la narcéine, la thébaïne, la papavérine, et d'autres substances encore, qui sont toutes des bases, c'est-à-dire des corps capables de s'unir à des acides pour former des sels cristallisables, et qui , au point de vue chimique, sont probablement des ammoniaques composées extrêmement complexes.
      Ces différentes bases n'agissent pas sur les fonctions organiques de la même manière. Ainsi la puissance soporifique de la narcotine est presque nulle; on peut ingérer jusqu'à 2 grammes de cette substance sans en éprouver d'effets sensibles, tandis qu'un centigramme de morphine, c'est-à-dire une dose deux cents fois plus faible, agit d'une manière très suffisante pour provoquer des effets thérapeutiques ou physiologiques. La thébaïne ne donne pas le sommeil et excite chez les animaux des convulsions ressemblant à celles de la strychnine, tandis que la morphine, à dose égale, produit un sommeil comateux profond. Un autre point non moins remarquable dans cette action des alcaloïdes de l'opium, c'est que sur l'homme ils n'agissent pas de la même manière que sur les animaux; c'est un fait très intéressant que Claude Bernard a mis en lumière. Ainsi l'homme est particulièrement sensible à l'action de la morphine, tandis que la thébaïne agit à peine sur son système nerveux : au contraire les animaux ne ressentent qu'à, très forte dose les effets de la morphine, tandis que la thébaïne est pour eux un poison violent; 2 grammes de morphine ne font pas mourir un chien, que 10 centigrammes rie thébaïne tueraient infailliblement. On pourrait presque faire l'expérience inverse sur l'homme; 10 centigrammes de morphine ingérés et absorbés rapidement seraient probablement mortels, tandis que 2 grammes de thébaïne auraient une action moins redoutable. En physiologie générale, cette différence de résistance aux agents toxiques est encore inexplicable. On sait que la belladone et l'atropine, qui est la substance active contenue dans cette plante, sont pour l'homme un poison terrible; tandis que le lapin y est presque réfractaire. La même dose d’atropine qui tuerait dix personnes robustes est à peine suffisante pour tuer un lapin. Pour la morphine, cette différence est loin d'être aussi marquée; cependant il y a antagonisme entre l'homme et les animaux, en sorte que la morphine agit surtout sur l'homme. Si donc nous nous occupons surtout de la morphine, c'est qu'elle est, pour l'homme, la principale et la plus énergique substance contenue dans l'opium : aussi décrire les effets de la morphine, c'est presque décrire les effets de l'opium, la codéine et la thébaïne étant peu abondantes et moins actives. De fait, dans la pratique médicale, on prescrit presque indifféremment la morphine et l'opium : aussi peut-on les comprendre dans une description commune.
   
Quand, dans le Malade imaginaire, on demande au bonhomme Argan, affublé d'un bonnet et d'une robe, pourquoi l'opium fait dormir, Argan répond naïvement : Quia habet proprietatem dormitivam. Aujourd'hui on est devenu plus exigeant, et, comme on cherche à connaître la raison des phénomènes, on a essayé de trouver la raison de la propriété dormitive de l'opium dans l'état de la circulation cérébrale. Il n'est pas certain qu'on ait encore trouvé la vraie cause, mais n'est-ce pas déjà beaucoup que de chercher, et le doute n'est-il pas le premier pas de la science?
    Chacun sait qu'il y a dans le cerveau une infinité d'artères et de veines, et de vaisseaux plus petits dits capillaires, qui portent à la substance nerveuse le sang envoyé par le cœur. Ces vaisseaux ne sont pas des tubes inertes; ils ont leur activité propre, leur autonomie pour ainsi dire, en sorte qu'à certains moments ils se dilatent, et à d'autres moments se rétrécissent. Lorsqu'on fait à un chien ou à un lapin l'opération qu'autrefois on faisait si souvent sur l'homme et qu'on appelle le trépan, on voit la masse cérébrale à nu et sillonnée par de nombreux vaisseaux; mais, selon le diamètre de ces vaisseaux, l'aspect du cerveau est tout différent; tantôt il est violacé, boursouflé, parcouru par des vaisseaux très gros qui le recouvrent en tous sens : c'est la congestion du cerveau. Tantôt au contraire il est pâle, affaissé, revenu sur lui-même : c'est à peine si on y peut distinguer de petits ramuscules sanguins; c'est la privation de sang ou l'anémie du cerveau. Or, par suite de dispositions anatomiques spéciales, il se trouve que la circulation de l'œil est l'image de la circulation cérébrale, de sorte que, quand le cerveau est congestionné, l'œil est congestionné aussi et réciproquement. On comprendra sans peine qu'il est bien plus facile de savoir si l’œil est congestionné que d'ouvrir le crâne pour aller reconnaître l'état de la circulation cérébrale. Il y a d'ailleurs un moyen facile de juger de l'état des vaisseaux de Cette ouverture circulaire et contractile de l'iris, qu'on nomme la pupille, qui se rétrécit à la lumière et se dilate dans l'ombre, est toujours rétrécie quand le cerveau est congestionné, et toujours dilatée quand le cerveau est anémié, pourvu qu'on ne se place ni à une lumière éblouissante ni dans une obscurité trop profonde. On a donc songé que, puisque dans le sommeil normal comme dans le sommeil par l'opium la pupille était très rétrécie, le cerveau se trouvait congestionné dans l'un et l'autre cas, et que le sommeil était la conséquence de cette congestion cérébrale.
   Malheureusement cette théorie n'est qu'une hypothèse, et bien des faits tendent à prouver qu'elle n'est pas exacte. Plusieurs physiologistes Anglais, entre autres MM. Durham et Hammond, ont cru prouver par de nombreuses expériences que pendant le sommeil il y avait anémie du cerveau. Selon eux, on ne pourrait comprendre que l'afflux de sang dans un organe déterminât un repos de cet organe, et toutes les fonctions physiologiques doivent être ralenties par le ralentissement de la circulation sanguine, pour le cerveau aussi bien que pour tous les autres organes vasculaires.
      Ainsi, malgré bien des travaux, on n'en est pas arrivé à juger définitivement si l'opium anémie ou congestionne le cerveau, et on n'en sait guère plus que ce qu'en savait Argan , c'est-à-dire qu'il fait dormir. Ce sommeil n'est cependant pas le même que le sommeil ordinaire, et il en diffère par quelques points. Une demi-heure ou une heure environ après qu'on a pris de l'opium, on ressent une légère excitation, un sentiment général de vivacité et de satisfaction, qui est bientôt remplacé par une véritable somnolence, et un état de rêvasserie plutôt que de rêve. On éprouve un certain plaisir à s'abandonner, et on se laisse envahir par une douce torpeur; les idées deviennent des images qui se succèdent rapidement, sans qu'on veuille faire d'effort pour en changer le cours. Tant que l’intoxication n'est pas profonde, cet effort est encore possible. On sent qu'on va s'endormir, mais que si on voulait secouer sa paresse, on pourrait triompher du sommeil. Peu à peu cependant les jambes deviennent de plomb, les bras retombent presque inertes, les paupières appesanties ne peuvent plus rester soulevées. On rêve, on divague, et néanmoins on ne dort pas : la conscience du monde extérieur qui nous environne n'a pas disparu. Les bruits du dehors, le tic-tac de la pendule, le roulement des voitures, sont obscurément perçus; mais il semble que tous ces bruits nagent dans le brouillard, et qu'une autre personne soit à les entendre. Le moi actif, conscient, volontaire, n'existe plus, et on s'imagine qu'un autre individu est venu le remplacer. Peu à peu tout devient plus vague, les idées se perdent dans une brume confuse, on est devenu tout immatériel, on ne sent plus son corps, on est tout pensée; cette pensée va voltigeant pour ainsi dire, de plus en plus brillante, mais aussi de plus en plus confuse. Puis le monde extérieur disparaît; il n'y a plus qu'un monde intérieur, quelquefois tumultueux, délirant et provoquant une agitation fébrile, quelquefois au contraire, et le plus souvent, calme et tranquille, s'abîmant dans un délicieux sommeil. Ce qui fait le charme de ce sommeil, c'est qu'on se sent dormir. C'est un sommeil intelligent et qui se comprend lui-même. Aussi les heures passent-elles avec une merveilleuse rapidité. Le matin surtout, à cette heure où l'opium paraît avoir épuisé son action, tandis qu'en réalité il a conservé toute sa force, le sommeil a un charme incomparable. L'intelligence, dégagée de tout lien terrestre, semble régner dans un monde d'idées tranquilles et sereines. C'est là une ivresse toute psychique, bien supérieure à celle de l'alcool et à celle du hachich, car, si le hachich donne pour quelques heures la folie, l'opium donne le sommeil, et il n'y a pas de bienfait comparable à celui-là.      
        Il faut avoir souffert de l'insomnie pour apprécier l'opium ce qu'il vaut. Entendre successivement passer toutes les minutes de la nuit au milieu d'un silence écrasant, se retourner sur sa couche, ébaucher des idées confuses sans pouvoir en approfondir une seule, lutter contre une agitation invincible que la lutte ne fait qu'accroître, est un supplice que l'on ne peut comprendre si on ne l'a éprouvé. Macbeth s'en rendait bien compte, quand, après avoir assassiné Duncan, il s'effrayait de l'insomnie que le remords allait lui donner. « Ne dormez plus, lui disait la conscience de son crime, Macbeth assassine le sommeil, l'innocent sommeil, le sommeil qui débrouille l'écheveau  confus de nos soucis, le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain accordé à l'âpre travail, baume des âmes blessées, loi tutélaire de la nature, l'aliment principal du salutaire festin de la rie... » Avec l'opium, l'insomnie n'est plus à craindre; au bout d'une heure, deux heures tout au plus, l'agitation douloureuse fait place à une excitation confuse qui devient elle-même cette somnolence lucide dont nous avons parlé. La douleur physique n'existe plus : les cruelles névralgies, les plaies douloureuses, les spasmes ou les contractures des muscles, l'anxiété fébrile de certaines maladies générales, les souffrances morales et physiques de l'alcoolisme, peuvent toutes être victorieusement combattues par l'opium. S'il est vrai que le rôle du médecin soit surtout de combattre la douleur, l'opium est une arme toute-puissante. Combien de fois, pour guérir, l'art n'est-il pas vaincu? Devant un phtisique, devant un cancéreux, qu'y a-t-il à faire? Nul ne pourra espérer triompher du mal ou même entraver ses progrès; mais au moins, grâce à l'opium, on pourra donner, à ce malheureux qui souffre et qui va mourir, des nuits calmes et douces pendant lesquelles il oubliera ses souffrances. Aussi la médecine, qui dispose du chloroforme pour les opérations et de l'opium pour les maladies, est si puissante contre toutes sortes de douleurs, que l'on pourrait presque dire qu'on ne souffre plus que parce qu'on y consent.
      
C'est ainsi que l'opium, poison de l'intelligence, est aussi un des modificateurs les plus énergiques de la sensibilité. On ne sait guère si c'est par une action sur le nerf qui transmet l'excitation ou sur le cerveau qui la perçoit; mais, sans même procurer le sommeil, il a cette merveilleuse propriété de calmer l'excitabilité des nerfs et cet accroissement maladif de la sensibilité que les médecins ont nommé hypéresthésie. On a remarqué que lorsqu'il calmait l’hypéresthésie, il ne procurait pas le sommeil, en sorte qu'il semble épuiser toute sa puissance contre la douleur et qu'il ne lui en reste plus assez pour donner le repos. Chez les personnes qui souffrent de névralgies rebelles, l’opium apaise les souffrances, et il faudrait une dose plus forte pour amener le sommeil. Néanmoins n'est-ce pas assez que d'avoir calmé l'irritabilité d'un nerf malade? Certains individus sont arrivés à ne plus pouvoir se passer d'opium, et ils pourraient en prendre des quantités formidables sans en ressentir l’action. C'est qu'en effet l'opium est en cela tout différent de l'alcool. L'alcool accumule ses effets sur le même individu : plus on a l’habitude de boire, plus l'ivresse survient vite. On ne s'accoutume pas à l'ivresse du vin; on s'accoutume à celle de l'opium, et c'est ainsi qu'on a vu des malheureux abuser de cette substance au point qu'ils buvaient par jour jusqu'à un litre de ce laudanum, dont vingt gouttes constituent déjà une dose médicamenteuse très suffisante. Quand on en est arrivé à ce degré d'intoxication, l'opium est devenu un stimulant nécessaire : on ne peut plus s'en passer, et on est aussi malade par l'absence de laudanum que par un excès de ce poison. J'ai vu des malades à qui on faisait chaque jour des injections sous-cutanées de morphine, et qui avaient fini par supporter très bien jusqu'à un gramme de morphine par jour. Si par hasard on diminuait la dose, et à plus forte raison si on oubliait de leur faire l'injection, ils étaient pris d'accidents graves qu'il était facile de rapporter à leur véritable cause, l'absence du stimulant dont leur organisme avait pris l'habitude.
   En Chine, l'opium est devenu un des besoins de la population, comme en Europe l'alcool et le tabac. La consommation de l'opium ne date pas de bien longtemps, et c'est peut-être la seule innovation que la Chine ait acceptée de l'Occident : il n'y a pas lieu de l'en féliciter. Il ne faut pas non plus féliciter les Anglais qui cherchent par toute sorte de moyens à propager une habitude qui leur est aussi lucrative qu'elle est funeste aux Chinois. Voici des chiffres montrant la progression constante qu'a suivie le commerce de l'opium : en 1798, 300 tonnes de 1.000 kilogrammes; en 1863, 3.000 tonnes; en 1866, 3.903 tonnes, et dans les dix dernières années la consommation a encore grandi dans de plus fortes proportions. Tout cet opium vient de l'Inde, et les fonctionnaires comme les négociants des Indes réalisent des bénéfices de plus en plus considérables, à mesure que l'usage de l'opium se répand.
   
Il y a des mangeurs, mais surtout des fumeurs d'opium. On met l'extrait d'opium dans une pipe à long tuyau  en brûlant, l'opium se boursoufle, adhère aux bords de la pipe, et il faut à chaque instant introduire une aiguille dans la pipe même pour permettre le passage de l'air. De plus, comme l'opium ne brûle pas facilement, il faut avoir constamment une flamme à sa portée, celle d'une bougie ou d'une lampe par exemple, qui sert à empêcher la pipe de s’éteindre.
    
Le nombre des fumeurs d'opium est considérable; mais ceux qui en abusent sont loin d'être les plus nombreux. Les plus riches mandarins, les commerçants les plus intelligents, fument l'opium comme les derniers des coolies; c'est un plaisir analogue au plaisir du tabac chez nous, et qui ne fait guère plus de ravages, au moins parmi la classe aisée; mais dans le peuple il n'en est pas ainsi. Il y a des établissements spécialement consacrés à l'opium, des sortes de fumoirs où, moyennant une somme modique, on peut satisfaire cette passion. Il est rare
qu'un fumeur en parte avant d'être complètement étourdi, de même qu'un ivrogne ne quitte le cabaret que lorsqu'il est ivre. Certes, compris ainsi, l’opium est un poison dangereux, et, au dire de tous les voyageurs, les malheureux qui font journellement ces excès tombent bientôt clans une effrayante dégradation morale et  physique. Pâles, hâves, décharnés, se traînant à peine, ils ne retrouvent un peu d'énergie que si une nouvelle close de poison leur rend une stimulation factice. Cependant il est très probable qu'on a exagéré les effets funestes de l'opium : le nombre de ceux qui meurent de cet abus est peu considérable; beaucoup de personnes fumant l'opium, et en fumant des quantités notables, conservent l'intégrité de leurs facultés intellectuelles. Il est vrai que les fonctions digestives restent rarement intactes. La dyspepsie et un amaigrissement général sont la conséquence de cette fâcheuse coutume; mais, quoi qu'il en soit, la Chine n'est pas encore .sur le point de périr, et si elle est en décadence, ce n'est pas l'opium qu'on doit en accuser.
  
L'opium a un antidote; de même qu'on peut donner le sommeil, on peut aussi donner l'insomnie, et c'est un autre poison intellectuel dont les effets sont diamétralement opposés au premier : je veux parler du café. Le café a eu une fortune rapide, puisqu'il y a un siècle il était à peu près ignoré; aussi, comme tous les parvenus, compte-t-il des détracteurs et des partisans; mais ses partisans l'emportent, et il n'est guère de boisson plus répandue.
    
Tout le monde a pu juger des effets du café; à certaines personnes il donne une excitation nécessaire au travail intellectuel. Chez d'autres cette excitation se traduit par une insomnie cruelle, en sorte que pour eux le café est un véritable poison qui les prive du plus précieux des biens. Pour peu qu'on en ait pris une close un peu forte, il amène une agitation et une anxiété des plus pénibles, une sorte de fièvre d'activité, toute différente de l'activité paresseuse de l'opium, dans laquelle la volonté semble endormie et assister paisiblement aux ébats de l'imagination. Avec le café, l’imagination est à peine excitée, au contraire la volonté paraît l'être. On veut aller vite, on ne peut achever tranquillement la lecture qu'on a entreprise, on ne tient pas en place. Si je ne craignais de paraître céder au plaisir de justifier une théorie, je dirais que les facultés volontaires et conscientes semblent surexcitées;  il y a comme un effort perpétuel de l'attention et de la mémoire, tandis - qu'avec l’alcool le hachich et l'opium, il y a comme un assoupissement de l’attention.. Le café donne donc une véritable ivresse qui fatigue beaucoup plus que l'ivresse somnolente de l'opium, mais elle conduit au même résultat. En voulant trop faire, l'intelligence fait moins; à force d'être excitée, la volonté se nuit à elle-même, et ce parfait équilibre des facultés intellectuelles est rompu aussi bien par l’excès que par le défaut de volonté.

   
 On dit généralement que le café produit l'anémie du cerveau, tandis que l'opium et l'alcool amènent la congestion de cet organe; mais cette théorie physiologique est loin d'être fondée sur des bases indiscutables, et de nouvelles observations sont nécessaires. Cependant on connaît très exactement le rôle du café dans la nutrition générale : il ralentit les combustions organiques, en sorte que c'est un aliment d'épargne, ainsi qu'on l'a dit avec justesse. En effet, à l'état normal, il se passe dans l'intimité de nos tissus une infinité d'actions chimiques dont le résultat final est la production de chaleur et la mise en liberté d'acide carbonique. Cet acide carbonique passe dans le sang veineux, et le sang veineux, arrivant au poumon, se débarrasse de tout l'acide carbonique qu'il contenait. La quantité d'acide carbonique est donc, jusqu'à un certain point, l'expression de l’activité nutritive. Or avec le café, sans que les forces aient diminué, sans qu'il soit nécessaire de respirer plus d'oxygène, ou de consommer plus d'aliments, la quantité d'acide carbonique diminue, et les forces ne se trouvent pas amoindries. On cite toujours à ce propos le fait de ces mineurs de Belgique qui peuvent faire un travail considérable presque sans prendre d'aliments, soutenus seulement par l'absorption d'une grande quantité de café. C'est donc un aliment modérateur de la nutrition, puisqu'il diminue l'activité des renouvellements chimiques incessants qui s'effectuent dans la trame de tous nos tissus. On pourrait encore citer d'autres substances analogues au café sous ce point de vue, notamment le thé et le coca. Il est probable que la caféine, la théine et la cocaïne, qui sont les principes actifs de ces aliments, ont entre elles une analogie à la fois chimique et physiologique, et que leurs effets sur les fonctions intellectuelles sont à peu près identiques.
    
 Peut-être est-il encore d'autres poisons de l'intelligence, notamment la belladone et le tabac ; mais les principes actifs contenus dans ces plantes, l'atropine et la nicotine, agissent surtout sur la fibre musculaire, et leur action sur les fonctions cérébrales semble être consécutive à l'action qu'elles exercent sur les fonctions de la moelle épinière.
     Après avoir étudié isolément l'action de l'alcool, du chloroforme, du hachich, de l'opium et du café, il nous sera facile de résumer l'histoire des troubles que ces substances produisent dans les fonctions intellectuelles. De même que l'étude des troubles fonctionnels de la moelle épinière, sous l'influence de la strychnine, du bromure de potassium ou de l'atropine, nous
donne de précieux enseignements sur les fonctions normales de cet organe, de même l’analyse des troubles fonctionnels de l'intelligence empoisonnée par des substances qui la pervertissent peut nous fournir sur le mécanisme de l'intelligence saine quelques notions incontestables.
   
    Le fait essentiel et que nous avons cherché à mettre en pleine lumière, c'est que l'intelligence est toujours altérée dans le même sens. Les facultés volontaires et conscientes se paralysent; les facultés imaginatives et conceptives s'exaltent. De là une certaine dualité dans le moi. II y a le moi qui conçoit, il y a le moi qui dirige les idées. Quand la direction manque, le désordre dans la conception est inévitable, et les illusions, les hallucinations en sont la conséquence nécessaire : c'est qu'en effet il y a un certain équilibre dans les forces intellectuelles qu'il n'est pas bon de déranger. Une fois que cette harmonie n'existe plus, l'homme est livré sans frein à une activité cérébrale désordonnée, qui ne lui permet plus ni travail, ni modération, ni réflexion, et qui en fait, non une bête brute, comme on l'a dit à tort, mais un maniaque et un fou.
        Le langage, qui est l'expression la plus parfaite des expériences et des observations de plusieurs siècles, dit que le vin trouble la raison. C'est que la raison n'est pas l'imagination. Avoir sa raison, c'est être en pleine possession de soi-même, rectifier les conceptions par les sensations extérieures et juger souverainement. Ce moi qui juge, rectifie et dirige, c'est la volonté, c'est aussi l’attention. Cette volonté n'est pas un être fantastique ni une forme de langage, c'est quelque chose de réel, d'actif et de puissant. Elle est le résultat des habitudes antérieures, des forces héréditaires accumulées sur le fils d'une longue série d'ancêtres et des sensations recueillies de tous côtés pendant des années. Elle a un pouvoir indiscutable : elle force les idées à suivre une direction constante, elle élimine à son gré les impressions du dehors et donne aux conceptions un sens déterminé dont elle est maîtresse. Cependant il se passe dans le cerveau une infinité d'actes dont nous n'avons pas conscience, et qui, grâce à elle, passent inaperçus et ne viennent pas nous troubler. De même que parfois, dans une foule d'hommes se pressant autour de nous, il en est un que nous suivons du regard, q
ue nous distinguons de la foule, auquel nous parlons, qui nous répond, sans que nous prenions souci des autres qui nous entourent, de même, dans la foule de nos pensées, il en est une que nous choisissons, que nous approfondissons, que nous étudions avec persévérance, sans que les autres pensées, bruissant sourdement autour de celle-là, viennent nous en détourner et nous faire oublier le but que nous poursuivons. 

  
   Voilà la grandeur de l'intelligence humaine; c'est que non seulement elle conçoit, et conçoit plus richement que toutes les autres intelligences, mais elle est sa maîtresse et sa souveraine. Quand, par une substance toxique, on altère cette faculté de la réflexion et de la volonté, on altère l'intelligence dans ce qu'elle a de plus élevé et de plus puissant. Peut-être serait-on tenté de croire que pour les oeuvre d'imagination l'excitation des conceptions est salutaire, et de dire que certains hommes ne produisent que dans ces conditions; mais ce serait une funeste erreur. On a trop à perdre en perdant le pouvoir de diriger sa pensée, tandis que par l'effort d'une volonté ferme, rendue plus ferme encore par l'habitude du travail et de la réflexion, on arrive à un résultat plus sûr et aussi brillant. On ne sait jamais assez tout ce que pourrait l'attention et tout ce que la volonté nous donnerait. Vouloir, c'est pouvoir. L'attention concentrée sur une idée la rend tellement éclatante, qu'elle peut, dans certaines circonstances et chez certaines personnes, la faire apparaître sous une forme imaginative avec autant de splendeur que si l'intelligence était surexcitée par l'alcool ou l'opium. Il n'y a donc pas à l'ivresse ces compensations qu'on a essayé d'y voir. Ce sont des maux sans avantages, et l'abus de ces poisons redoutables qui détruisent le corps et l'intelligence doit être combattu énergiquement par tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de l’humanité.
    Mais l'homme n'est ni ange ni bête : il doit garder sa volonté intacte et ne pas l'anéantir par des poisons; mais il doit aussi respecter et cultiver ces facultés inconscientes, presque instinctives, qui sont une autre partie de lui-même. Livré à sa seule raison, il ne serait qu'un être imparfait, une sorte d'égoïste ridicule, isolé dans la création et l'humanité. La table rase que les stoïciens ont voulu faire des passions humaines est une oeuvre qui n'est pas seulement chimérique, mais qui, si elle était possible, serait aussi funeste que l'oubli de la raison. Les sentiments , les passions, tous ces mouvements spontanés de l'âme, toutes ces facultés conceptives brillantes qui dorment dans un coin de l'intelligence et que la volonté peut éveiller, ne sont pas des défauts de l'organisation humaine. La nature nous les a imposés, et, loin de les subir avec résignation, nous devons en être fiers, les développer et les accroître. L'intelligence parfaite est l'équilibre entre la volonté et la passion : il ne faut pas étouffer l'une au profit de l'autre; il faut les respecter toutes deux, les fortifier par l'habitude et la réflexion, afin de transmettre à nos fils les progrès que nous aurons faits sur nous-mêmes.

 

           Charles Richet.  










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