
in "SIM", Revue musicale n° 1, 15 janvier 1912.La Revue des Deux Mondes", 1874
Ceci n'est pas une "défense et illustration" de l'opium ; ce complexe sujet ne saurait être traité en quelques lignes, en quelques pages : ce sont seulement des notes qui peuvent servir de contribution à une étude définitive sur la bonne drogue, notes spécialisées sur le point qui intéresse les lecteurs de S. I. M.: l'inspiration musicale. De l'opium, source d'inspiration musicale. On ne s'est jamais autant occupé du poison de Bouddha que durant ces dernières années, et jamais, par conséquent, on n'en a parlé avec autant de partialité dans l'un et l'autre sens. Une campagne acharnée a été conduite contre les fumeries de Paris et des villes maritimes Brest, Toulon ; furent traités avec mépris ceux qui avaient le malheur d'y pénétrer : pour un peu le bagne, châtiment nécessaire de ces tarés. Par contre, surgirent un tas de petits jeunes gens et de trop expansives dames qui réclamèrent l'entière admiration, parce qu'ils passaient leurs journées à " tirer sur le bambou " et affectaient des évanouissements et un ton d'un comique achevé en prononçant le mot " Drogue. " Des nombreux livres traitant de l'opium, deux pénétraient dans le public : "Fumée d'opium" de Farrère, et "Fumeurs d'opium" de Boissière, œuvres où, pour des causes romanesques, l'opium traînait un cortège redoutable de faits terribles, de sentiments horrifiquement dévoyés; la majorité de ceux qui les lurent furent enchantés de trouver dans cette très belle littérature la confirmation des accusations infamantes portées contre le "vice d'Extrême-Orient." Or, l'opium n'est qu'une simple distraction, un passe-temps qui peut devenir dangereux par son abus comme n'importe quelle distraction, n'importe quel passe-temps ; mais fumé normalement il n'apporte pas plus de troubles à l'organisme que le vin, les liqueurs, le tabac et tous ces "paradis artificiels" que les gens bien élevés considèrent comme parfaitement admis. Et l'ivresse (je prends le mot dans son sens noble, transport esthétique, enthousiasme intellectuel) qu'il procure est d'une telle qualité que les élus qui y ont goûté sérieusement ne peuvent que sourire devant l'hypocrisie de ceux qui discourent contre l’abominable passion " en sirotant un combientième apéritif, en fumant un combientième cigare ? J'ai fréquenté longuement des fumeries d'opium, et dans diverses villes, à Paris, à Brest, à Toulon, même à Anvers, par le hasard d'un voyage d'été ; j'ai suivi pendant des nuits les propos qui sortaient des lèvres des fumeurs ; j'ai noté les phrases balancées qu'ils articulaient avec la douceur que l'on ne trouve que dans l'atmosphère de l'opium; j'ai savouré l'eurythmie des discussions toujours courtoises, chatoyantes et cependant d'une simplicité exquise de ligne, austères et pourtant d'une profonde joie intérieure et souvent je me suis écrié comme l'un des héros de Farrère :
" Une fumerie est belle comme un fragment de Grèce antique. "
Et par-dessus tout, par-dessus les phrases, et les verbes nombreux et les pensées rares, j'y ai eu la sensation nette de l'âme dégagée de la matière, de l'esprit flottant hors du temps, hors de l'espace et que ces bienheureux trônaient au-delà du monde."
And the fever called living is conquered at last."
Et la fièvre appelée vivre est enfin vaincue : si jamais ceci put être articulé ou mérita de l'être, ce fut dans une fumerie devant les bienveillants génies de l'opium. J'en arrive à la musique, aux musiques de l'opium. Ah ! que de fois je les ai entendues, ces musiques de l'opium; que de fois elles ont vibré dans mon cerveau tenu sous le joug du " just subtil and mighty... " que de fois j'ai suivi les plus véhémentes symphonies déferlant lointainement ou voluptueusement dans mon imagination. Et que de fois j'ai entendu les improvisations de l'opium, l'un de nous, moi peut-être se levant et au piano ou sur le violon imaginant les plus étranges accouplements sonores, en même temps que les plus nettement affirmés...... Ne faut-il pas toutefois se défier de ce que l'on a éprouvé par soi-même; n'est-il pas nécessaire dans ce domaine si spécial de s'en référer à l'avis de musiciens connus, de n'accepter son jugement qu'autant qu'il confirme celui de gens dont l'appréciation ne saurait être suspecte. Alors c'est la question du compositeur connaissant l'opium. Où le trouver ? A quelle porte frapper ? Simplicité de cette recherche. Les compositeurs officiers de marines ou anciens officiers de marine.
Un premier nom s'impose à toutes les mémoires: celui de M. Mariotte: M. Mariotte avant de se donner à la divine Muse a erré dans tous les mondes, et sa Salomé, fastueuse, multiple, gardant toute l'horreur et l'incohérence de l'héroïne de Wilde, a commencé d'être conçue dans quelque mer de Chine ou sur le Pacifique immense et doux. J'ai pu rencontrer M. Mariotte pendant un court séjour à Paris qu'il fit dernièrement, car depuis son départ de la Marine M. Mariotte s'est fixé à Lyon où il est professeur au Conservatoire. Il me reçoit dans sa chambre à l'hôtel et dès que je prononce le mot "opium " une lueur apparaît dans son regard. " Ah l'opium, qu'il y a longtemps que j'ai fumé ma première pipe, c'était en 1894,-95, là-bas de l'autre côté de la terre ; j'avais à peine 20 ans ; j'ai d'abord fumé par curiosité de sensation nouvelle : j'y ai pris goût..... " Un goût profond ? Un goût profond auquel mon retour en France est venu mettre un terme brutal. " Alors, actuellement, vous ne fumez plus ? " Non..... Non. Dans les yeux du maître un regret latent apparaît. " Non, je ne fume plus : c'est si difficile en France, et puis le travail qu'il faut que je fasse — je ne trouve pas les loisirs suffisants — ah ! je regrette souvent, je pense à autre fois... " Mais, croyez-vous que votre vocation musicale ait été déterminée par l'opium ? " " Je n'oserais l'affirmer : toutefois l'opium et les longues rêveries qu'il engendre, rêveries où je voyais des cortèges sonores a pu ne pas être étranger au développement qui s'est fait en moi à cette époque d'un goût âpre pour les occupations artistiques, pour la musique surtout, goût qui devait bientôt me déterminer malgré moi, malgré mon amour de la mer à donner ma démission. " " Vous regrettez l'opium et la mer ? " " Je les regrette comme sources d'inspiration, oui, car il est certain que ce sont eux, — lequel le plus, lequel le moins — qui ont contribué à faire de moi ce que je suis devenu. " Mais avez-vous écrit quelque-chose directement sous l'influence de l'opium ? " " Directement non, puisque comme je vous le dis, j'ai cessé de fumer depuis mon départ de la marine, depuis par conséquent que je fais de la musique — mais, en fait j'ai vu autour de moi de trop beaux cas de puissante cérébrale produite par l'opium pour ne pas croire que la Drogue ne puisse être parfois un facteur d'inspiration ou tout au moins une aide merveilleuse pour le travail intellectuel, qu'il soit littéraire, musical ou autre. Le maître s'est tu : sur sa figure se devinent des sentiments multiples qu'il hésite à formuler : à quoi bon aborder certains domaines réservés. Je vais au devant de sa pensée : " Que ces idées seraient peu comprises par la majorité du public ! Une ironie imperceptible plisse le visage de M. Mariotte : il me tend une cigarette avec un sourire : " Cette fumerie-là est permise... " Et maintenant allons à la recherche de M. Roussel, le compositeur bien connu de la Schola, lui aussi ancien officier de marine. Par un matin pluvieux je remonte la rue St Jacques et au moment où j'arrive devant l'illustre 269, je me heurte à M. Roussel qui vient d'achever son cours, car à l'instar de son ami M. Mariotte, professeur au Conservatoire de Lyon, M. Roussel enseigne à la Schola Cantorum tout en écrivant d'exquise musique, d'une hautaine perfection et d'une indéniable originalité. Ensemble nous quittons le vieux Paris, ce quartier crasseux du Val de Grâces et nous descendons vers la Seine. Comme nous passons devant une rôtisserie, une des dernières qui puisse évoquer celle de la Reine Pédauque, et qu'une odeur de lèchefrite et aussi de graillon nous monte aux narines, j'en prends prétexte pour dire à mon compagnon : " Cela ne vaut pas la divine odeur de l'opium ? — Et lui de suite : " Vous avez fumé ! " Et vous ? La glace est rompue : je sais à quoi m'en tenir, et joyeux, la barbe vibrante dans le vent d'automne, M. Roussel parle : " Mai oui, j'ai fumé, et ne m'en défend aucunement: c'est stupide, ce préjugé que l'on fait courir sur l'opium : on veut à toute force qu'un fumeur d'opium soit abruti et s'il est certain qu'en Chine (et même en France) on rencontre des gens qui par l'abus exagéré de la drogue se sont ruinés la santé et en meurent, il est également certain que celui qui fume quelques pipes d'opium par jour ne se fait pas plus de mal que celui qui fume quelques cigarettes. Pour moi je me souviens avec une joie intense de mes premières pipes — là-bas en Chine — (M. Roussel a la même intonation que M. Mariotte pour dire ces quelque mots) et de toutes celles qui ont suivi. " Et vous croyez que l'opium puisse être une source d'inspiration musicale ? " " Si je le crois ! Mais tenez, voici un fait assez pertinent, j'imagine. Mon ami L..., mais je ne veux pas le nommer, car il est encore dans la marine et à l'heure actuelle, on fait une guerre acharnée aux malheureux officiers qui fument — et ils sont quelques-uns vous pouvez m'en croire. Donc, mon ami X., un breton pur-sang, de famille bien connue en Bretagne un être délicieux de culture, de raffinement intellectuel se trouvait sur le même rafiot que moi, il y a quelques années. Nous étions dans les parages du cap Horn et vous savez les temps terribles qu'il y a sur ces côtes : une nuit où nous n'étions ni l'un ni l'autre de service nous fumions côte à côte ; je ne sais quelle inspiration subite bouleversa mon ami, lui fit saisir un cahier de papier à musique et un crayon ; il était très calme, quasi impassible : ses yeux toutefois regardaient ailleurs : ils voyaient quoi ? sans doute par delà les flots forcenés, la Terre de Feu étrange et convulsée, ses habitants, sauvages entre les sauvages ; cela devait lui apparaître avec une netteté impressionnante sans doute, et sans doute aussi le contraste de notre quiétude et de l’horreur extérieur lui souffla au cerveau l'ironie extrême d'un ballet, car ce qu'il écrivait, était rythme de danse : les rythmes de danse les plus étranges que je connaisse, une musique martelée comme certains objets en cuivre avec des plans et des arêtes bizarrement juxtaposés : il écrivit comme cela pendant près de 2 heures : puis l'effet de l'opium cessa et nous quittâmes la fumerie. Le "ballet Patagon" (on peut donner ce nom si l'on veut à cette œuvre) existe : je l'ai entendu au piano plusieurs fois, et chaque fois j'ai retrouvé les impressions excessives ressenties lors de sa composition. Si cela peut vous intéresser j'écrirai à mon ami de me l'envoyer et nous le regarderons ensemble." Je me taisais devant ce récit d'opium plus concluant que tout ce que j'aurais pu imaginer moi-même ; en même temps la parole de M. Roussel s'attendrissait au rappel des souvenirs défunts : j'hasardai une dernière question : " Fumez-vous encore ? " " Non, oh non — à Paris c'est si difficile, et puis je n'ai pas le temps — j'ai trop à travailler mais je regarde souvent ma pipe, j'en respire l'indéfinissable relent, je la caresse de la main comme un souvenir d'amour. "Et nous nous quittons à regret avec un goût de "dross" amer dans le fond de la gorge. Est-il nécessaire de tirer une conclusion de ces confidences de compositeurs ? Cela parle suffisamment sans commentaires. Il est certain que pour la plupart des artistes il n'est nul besoin de recourir à des paradis artificiels pour rattraper une inspiration qui les fuit et que la meilleure hygiène intellectuelle est celle du travail régulier. Cependant de toutes les ailes que l'on peut vouloir donner a sa pensée, l'opium fournit les plus riches, les plus souples. Ses dangers ; je l'ai dit, et MM. Mariotte et Roussel l'ont dit avec moi : il n'y a pas plus de danger à fumer modérément l'opium qu'à fumer modérément du tabac : je n'ai jamais remarqué chez les fumeurs d'opium ces troubles de la mémoire qui existent chez les fumeurs de tabac. Je n'ai jamais observé ces effroyables ravages dans l'organisme que les journaux ont décrit depuis quelques mois, et qui sont, il me semble, bien les mêmes pour tous les intoxiqués que ce soit d'opium, d'alcool, de tabac.... ou d'amour. Hélas ! ce que je viens d'écrire ne servira de rien, — il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et après avoir lu ces quelques pages, tu retourneras à tes chères petites débauches, cérébrales ou autres, en vitupérant contre le "vice d'Asie", Hypocrite lecteur, — mon semblable — mon frère.
Jean Laporte

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