Opium

 3° chapitre de  "CROQUIS TONKINOIS" de  L. Yann. Hanoi, 1889.

(Les 4 illustrations ci-dessous proviennent de l'ouvrage)







 



 




         A travers les rues noires piquetées de points lumineux par les pâles lumignons municipaux, nous , allons chez L ...... , vieux colonial qui dit nous initier aux mystères de l'opium. Tout dort en apparence dans les maisons bien closes; ça et là, sous l'auvent d'une boutique chinoise, une lanterne pansue et bariolée répand une douce clarté, tandis que, dans les niches consacrées aux ancêtres, des bâtons parfumés se consument lentement. Une torpeur semble engourdir la ville entière, et dans l'air flottent d'âcres senteurs s'exhalant de chaque maison comme l'encens d'un culte inconnu. Un silence
de nécropole pèse, troublé de loin en loin par l'aboiement d'un chien qui nous flaire au passage.
         L..., couché sur de fines nattes, la tête soulevée par un oreiller fait de rotin tressé, fumait en nous attendant; ses doigts agiles promenaient au-dessus de la flamme d'une lampe l'extrémité d'une aiguille où une goutte d'opium gonflait en se dorant sous faction de la chaleur ; puis, la cuisson terminée, il fixait d'un seul coup la petite sphère sur le fourneau d'une pipe qu'un long tube de bambou rendait pareille à une flûte et, lentement, comme on vide une coupe d'un vin préféré, il aspirait la fumée. A notre arrivée, il
déposa soigneusement sa pipe sur un plateau incrusté de nacre où toutes sortes de menus objets étaient étalés : pots d'ivoire, couteaux niellés, tasses microscopiques pour boire le thé....
  



*  *
 *

     « Voyez-vous, nous dit-il, les saluts échangés, mon corps est comme un laboratoire où
« j'observe de curieuses expériences. J'ai beaucoup voyagé et partout je me suis enquis du
« vice populaire dans le pays visité, certain de trouver ainsi la raison de  bien des traits
« de mœurs, inexplicables tout d'abord, et de mieux saisir l'originalité de la race. En
«  Algérie, j'ai fumé le kief parmi les Arabes graves et pittoresquement drapés dans leurs
« grands burnous. J'ai mâché du chanvre à Bénarès, tandis que des jeunes filles tordaient en
« des poses lascives leurs corps dont la couleur bronzée transparaissait sous la gaze des
« vêtements. Ici,j'ai trouvé l'opium consolateur.

« Kief, haschich, opium, qu'est-ce autre chose que le désir de fuir la laide réalité ?
« Vices  si vous voulez.... je plains les gens vertueux. »

         Il s'interrompit un instant pour fumer une pipe et, renversé sur le dos, il attendit que les volutes de la vapeur légère se fussent dissipées dans l'air.

          Lentement il reprit : « Définir ce qu'on éprouve est difficile ; peut-on fixer le rêve fugitif avec des mots ? peut-on enfermer dans sa main cette impalpable fumée ? Puis, l'action de l'opium est différente suivant les organismes ; les hommes ne sentent pas tous également : un violon chante autrement qu'une clarinette. Amiel a dit, je crois, que « la rêverie était le dimanche de la pensée » ; il existe beaucoup de gens qui travaillent, même le dimanche.


    
« Aidée par l'opium, ma pensée se déroule librement sans que la sensation désormais amortie
« vienne troubler son cours ; délivrée du poids du corps, elle erre capricieuse et fantasque.
« Parfois, il semble qu'un monde nouveau s'ouvre devant moi inaccessible à la matière, où
« rayonnent les pures idées et dont la contemplation m'emplit de joie. Alors je peux sonder
 « la profondeur de la religion de Cakya-Mouni, le divin Bouddha, celui-là même que vous voyez
« au fond de cette chambre assis les yeux mi-clos, comme assoupi dans une sieste éternelle.
 « La vie est un leurre, l'action une déchéance de la pensée, la passion la source de tous nos
« maux : la contemplation et le rêve sont les seuls refuges de l'homme qui a eu le malheur de
« naître..... et l'opium les provoque. Est-il un seul de vos plaisirs qui n'ait été
« empoisonné par la conscience de son peu de durée ? Passé, présent, avenir, trois formes de
« l'illusion humaine que l'opium détruit.... hélas ! pour un temps bien court, et quand
 « arrive le réveil et qu'il me faut
rentrer dans mon corps, j'éprouve à le traîner la gène et
« le dégoût que m'inspirerait un vieil habit devenu trop étroit. »


         Il se tut, fatigué d'un aussi long discours, et la chambre redevint silencieuse ; elle était charmante cette chambre, avec ses murs tendus de draperies soyeuses sur lesquelles de grandes aigrettes brodées ouvraient leurs ailes blanches et des dragons symboliques déroulaient les anneaux de leurs corps monstrueux. Des sentences chinoises aux caractères biscornus s'enroulaient autour des portes et, dans les coins, de grands vases bleus contenaient tout un fouillis de plantes, de bambous légers m
ontant en fusées vertes, de chamærops aux feuilles déployées ainsi qu'un éventail, de sicas dentelés, et tous ces tons d'or, de laque rouge et noire, de fraîche verdure, de soies chatoyantes, s'adoucissaient dans la lumière tamisée des lampes, se fondaient en une harmonie paisible et propice à la rêverie.

          L...., saturé d'opium, restait immobile et silencieux; son visage, vivement éclairé, montrait sa peau verdâtre, ses os proéminents ; son pauvre corps, perdu dans les larges plis d'un cai-quân de soie, ne se trahissait que par la saillie aigüe des genoux. Cette immobilité, ce suicide lent nous attrista et nous partîmes sans qu'il s'en aperçut.

          Dans les rues noires, le parfum pénétrant de l'opium flottait toujours; nous comprenions maintenant ce silence de mort qui enveloppait la ville comme un suaire et une pitié nous vint au cœur pour cette race déchue, réduite à fuir la vie, ayant l'inertie pour idéal.

 




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