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Philoxène ou la littérature coloniale

(Firmin Didot, Paris 1931)  

 

L'Opium





 

    L'opium offre au romancier et au conteur une matière beaucoup plus riche que l'amour exotique. Aussi la littérature coloniale s'est-elle abreuvée largement à cette source empoisonnée. L'opium de Bonnetain Fumeurs d'Opium et Propos d'un intoxiqué de Boissière, Fumées d'Opium de Farrère, ces ouvrages qui comptent parmi les meilleurs qu'ait inspirés l'Indochine, ne démentent point leur titre : l'opium y tient le rôle que jouait le fatum dans les tragédies grecques. Les héros de Pouvourville, s'ils ne se laissent point subjuguer par la drogue comme ceux de Boissière, entrecoupent volontiers de quelques pipe leurs randonnées à travers la brousse. Modeste élève des maîtres que je viens de nommer, j'ai tiré de l'opium les principales péripéties d'un roman d'aventures récemment paru, le Bonze et le Pirate (1). Après Pouvourville et ses Rimes d'Asie, d'excellents poètes - Stéphane Moreau, Jacques Fersen d'Adelsward, René Crayssac, ont chanté en vers d'une facture impeccable, le suc brun du pavot. Bref l'opium déroule ses spirales à travers notre littérature indochinoise; elle perdrait son parfum spécifique le jour où, sous la pression de Genève, le régime prohibitionniste,dont on nous menace, s'abattrait sur nous. Une étude sur la littérature coloniale serait donc singulièrement incomplète si l'on n'osait y faire aucune place à l'opium, sous l'hypocrite prétexte qu'il a mauvaise réputation.

    Mais ici, comme partout ailleurs, il faut procéder à d'énergiques dissociations d'idées, ennemis ou zélateurs de l'opium s'évertuant à présenter au public une image sophistiquée de ses méfaits ou de ses vertus.
 

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                                 Loin de moi la pensée d'entreprendre une apologie de l'opium. L'opium est un poison. Or ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'un poison peut être conseillé. On a donc raison de signaler les dangers auxquels s'exposent ceux qui abusent ou usent de la drogue. Encore doit-on le faire avec mesure et loyauté. Une propagande trop passionnée, qui exagère ou falsifie la réalité, obtient bien souvent des résultats opposés à ceux qu'elle veut atteindre.

    On a chargé l'opium de plus de crimes qu'il n'en peut commettre. De tous les moyens artificiels que l'homme inventa pour s'étourdir, il serait, d'après certaines prédications, le plus  funeste. On ne saurait trop se méfier de lui comme on ne saurait trop se méfier de la femme asiatique, cette sirène aux yeux bridés à côté de laquelle nos Carmen paraîtraient frigides et nos Sapho ingénues! Qui goûte une fois au noir poison est définitivement perdu : c'est sa santé, son intelligence, ses vertus et sa vie qu'il expirera mêlés aux bouffées de la fumée bleuâtre.

Tel qui, sans sourciller, absorbe avant chacun de ses repas un ou deux cocktails, « pour s'ouvrir l'appétit », et après chacun de ses repas un ou deux petits verres de cognac ou d'eau-de-vie « pour faciliter la digestion », reculerait si on lui présentait le tuyau d'une pipe armée de sa capsule brune, comme devant la bouche d'un pistolet chargé. Pour avoir fumé une pipe - une seule! - qu'il trouva toute préparée sur une table dans un café de Hong Kong, un personnage de Jules Vernes(1) n'a-t-il pas roulé aussitôt ivre mort sur le parquet, et n'est-il pas demeuré, pendant plusieurs jours dans un état d'hébètement qui lui a fait commettre cent sottises (2) ? Et le lamentable héros de Paul Bonnetain, pour avoir fumé quelques pipes, un soir, dans un bouge de Hanoï, n'a-t-il pas été pris, le lendemain à la même heure de coliques incoercibles, effets habituels de l'état de besoin? Il ne faut pas badiner avec l'opium : fumer une pipe, c'est mettre le doigt dans l'engrenage fatal; le doigt pris, tout le reste suit.

    Certes, j'ai rencontré en Indochine - et ailleurs - plus d'un intoxiqué qui était, à la lettre,     l'esclave de sa passion, et que l'abus  de l'opium avait fortement diminué, au point de vue moral comme au point de vue physique. Mais ceux qui abusent de l'alcool, voire du tabac, n'ont pas à s'en féliciter davantage. Rares, en tout cas, très rares sont ceux dont l'usage et même l'abus de l'opium ont ruiné l'intelligence. Nous connaissons tous, en Indochine, des fumeurs d'opium, colons ou administrateurs dont beaucoup de gens qui n'ont jamais fumé envient l'activité, l'énergie et la clairvoyance. Plus considérable encore est le nombre de ceux qui fument très modérément ou par intermittence. Cela, l'opinion courante se refuse obstinément à l'admettre. Pour elle, on ne saurait être fumeur à demi. Quiconque s'allonge sur un lit de camp et accepte la pipe qu'on lui offre, est un intoxiqué. Quant à celui qui possède un lit de camp et quelques pipes, celui-là, de tout évidence, est perdu : à quoi peut-il employer ses nuits et tous les loisirs de sa journée, s bouteilles de cognac ou de whisky. On dira que ce n'est pas la même chose! Or, c'est exactement la même chose. L'opinion bourgeoise, pleine d'indulgence pour l'alcool, se montre d'une sévérité implacable pour l'opium... Pourtant,dans les pays tropicaux, l'alcool est beaucoup plus nocif que l'opium (4). Mais cette différence de traitement est une conséquence de cette « métropolitatisation » de nos colonies, que j'ai eu si souvent déjà l'occasion de signaler et de déplorer.

Il y a une trentaine d'années, presque tous les célibataires en Indochine - et à l'époque ils formaient l'immense majorité - avaient leur fumerie. Nul ne songeait alors à s'en offusquer. Le commandant Lyautey lui-même suivait la mode et ne s'en cachait nullement. Cela ne l'a point empêché de travailler et de faire son chemin...

    Elle nous vient aussi de la métropole, cette habitude de considérer toujours l'opium comme un signe de déséquilibre, ou de dépravation; le déséquilibre, la dépravation, peuvent seuls, en effet, expliquer le goût de l'opium, et se trouver, du reste, aggravés par l'abus ou l'usage de l'opium. La première fois que j'ai pénétré dans une fumerie, j'étais convaincu que j'allais assister à des scènes étranges, me trouver en face de visages aux traits convulsés, aux yeux dilatés, entendre des propos singuliers, extravagants. Au lieu de l'atmosphère de Grand Guignol que j'attendais, je rencontrais une quiétude telle qu'il n'en peut nulle part exister de semblables. Dans une sorte de boudoir élégant, quelques personnes étendues devisaient le plus tranquillement du monde, et, ce qu'elles disaient, me paraissait plein de bon sens. Toutes les autres expériences que j'ai faites depuis n'ont pu que confirmer cette première impression. Le grand charme de l'opium, c'est justement cette paix dans laquelle il vous plonge - il vous capitonne de calme, selon l'expression de Cocteau -,ce délassement détachement que l'on obtient au prix de trois ou quatre pipes, ces conversations interminables, ces longues lectures dont il est le prétexte. Il n'y a rien de morbide dans tout cela. Loin d'être des détraqués, tous les fumeurs que j'ai connus sont des esprits curieux, rassis, détestant la foule, le bruit, les distractions vulgaires, aimant passionnément la lecture. Les libraires, en Indochine, n'ont pas de meilleurs clients. Depuis quelques années, grâce au phonographe, ils joignent au goût de la lecture, celui de la musique. Sont-ce là des signes de déséquilibre et de dépravation?
 

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                                Quant aux visions extraordinaires, aux rêves merveilleux que procurerait l'opium, il faut croire qu'ils sont le privilège des romanciers, surtout des romanciers qui n'ont jamais quitté l'Europe. Tous les fumeurs que j'ai consultés à ce sujet ont été formels : aucun d'eux n'a jamais eu d'hallucinations : L'opium est un excitant intellectuel. Il excite l'imagination, en même temps que l'attention ou les facultés perceptives, mais pas davantage. A dose modérée, il aurait même plutôt tendance à développer le sens des réalités, l'esprit positif - beaucoup plus que la tendance à la rêverie. Si vous avez à traiter une affaire avec un Chinois, redoublez de méfiance dans le cas où vous le surprendriez au saut du lit de camp.

    L'opium ne mérite ni tout le mal, ni tout le bien qu'on dit de lui. Si beaucoup le déclarent diabolique, quelques-uns le proclament divin. L'opium a ses mystiques. Ils affirment que, supérieur  à toutes les religions révélées, il ne se contente pas de promettre le paradis, il l'offre à tous ses fidèles. Le paradis à la portée de tout le monde, en Indochine du moins où vous pouvez vous le procurer, chez tous les débitants, en boîtes estampillées par la Régie!

    Si, tentés par ces belles promesses, vous voulez goûter à la céleste pâte, voici ce qui se passera

    Au bout de deux ou trois pipes vous serez envahi par une vague sensation de bien-être qui ne sera pas sans charme, mais ne ressemblera en rien au paradis dont on vous aura parlé. Déçu, vous murmurez, comme tel personnage de Bonnetain : "Ce n'est que cela!" Et vous continuerez à saisir le bambou qu'on vous tendra et à aspirer fortement la fumée, ainsi qu'on vous l'a recommandé. Après cinq ou six pipes, vous ressentirez un commencement de mal à la tête et quelques démangeaisons. Si vous vous en tenez là, vous ne pourrez dormir la nuit - car la vertu dormitive de l'opium, comme son pouvoir hallucinatoire, n'est qu'une légende - et vous emploierez cette nuit blanche à vous gratter dans votre lit comme d'il était envahi par une légion de punaises. Mais pouvez-vous vous contenter d'un si médiocre résultat?  "Plus haut, plus haut!"  vous écrierez-vous. "Je veut m'élancer vers cet éden qu'on m'a promis, loin de cette terre misérable, dans ce monde des idées sublimes et des visions suaves. Plus haut, toujours plus haut! Je ne veux plus savoir que j'ai un corps, je veux devenir un pur esprit! "Enthousiasmé par cette éblouissante perspective, vous fumerez sept, huit..., dix pipes... Vous vous demandiez, en entrant dans la fumerie, à quoi pouvaient servir ces grands vases de cuivre posés par terre... vous l'apprendrez alors, et vous vous apercevrez, au moment ou vous croyiez toucher à la spiritualité que vous avez un corps et surtout un estomac...

    Voilà la vérité sur l'opium. Elle est bien plate, bien prosaïque...

    Poètes, conteurs, romanciers, qui  "arrangez" avec tant d'adresse la matière coloniale, pour la plus grande délectation de vos lecteurs, si j'ai médit de vous quelquefois, je le regrette et je vous supplie de me pardonner. Je m'en rends compte à présent : quand je vous sommais d'être véridique, j'exigeais de vous des vertus supérieures je ne dis pas à l'humanité entière, du moins à cette partie de l'humanité qui vit des produits de sa plume. Il faut être bien sûr de soi-même, pour reprocher aux autres de n'être pas des héros!sinon à fumer, fumer, fumer...

    Pourtant on ne songe point à taxer d'alcoolisme  celui qui, dans une soirée, accepte le petit verre qu'on lui tend, ou tel autre qui a chez lui quelque

 

 

Eugène PUJARNISCLE

 

 

 

 

    (1) Dans le Tour du Monde en 80 jours.
    (2) Jules Verne ajoute - Je cite de mémoire - ': « Il paraît que certains Chinois fument jusqu'à cinq ou six pipes par jour. - Aussi meurent-ils jeunes ! Cinq ou six pipes par jour! Qu'en pense mon ami Maximilien Réclavier qui fume cinquante pipes après chacun de ses repas, et qui n'est pas encore mort - bien qu'ayant dépassé la soixantaine ?
    (3) L'Opium (Fasquelle, éditeur(4)  " Je reste convaincu, malgré nies échecs, que l'opium peut être bon et qu'il ne tient qu'à nous de le rendre aimable. Il faut savoir le manier. " - Jean Cocteau, Opium (Nouvelle Revue Française, du l'° juin 1930).

 "On parle toujours de l'esclavage de l'opium. Non seulement la régularité d'heures qu'il impose est une discipline, mais encore une libération... Libération des visites, des cercles de personnes assises." - Jean Cocteau, art. cit.

 








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