Le court exposé, que nous allons présenter, résume une observation scientifique, faite en cours de route, pendant notre grand voyage : « A Travers le Monde » de 1899.
Une question se pose tout d'abord : l'opium des fumeurs est-il le même que l'opium thérapeutique? Si leur origine botanique est commune, ils diffèrent entre eux par la teneur en morphine et, plus encore, dans leur préparation que nous allons examiner.
A Patna, Bénarès, Malvva, en Indo-Chine, en Chine, en Perse ou à Java. on ne cultive, pour cet objet que le papaver sumniferum, sous les variétés Boissier, setigerum, glabrum, album. à fleurs pourpres, blanches ou glabres.
Les climats tempérés, humides jusqu'à la récolte, conviennent à cette culture de la zone subtropicale, pratiquée, cependant sous les tropiques, mais à des attitudes variant de 1.500 à 2.000 mètres. Aux INDES ANGLAISES, elle s'étend du 25 au 27° de latitude Nord.
Les terrains les plus appropriés sont ceux d'alluvion, marneux, toujours perméables, riches en potasse et, comme le pavot exige beaucoup d'engrais, on choisit de préférence le voisinage des villes. On y supplée, au besoin, par une fumure artificielle, à base de superphosphate et d'azotate de potasse; de même en cas d'insuffisance de pluie, on prévoit l'irrigation par une source, un fleuve ou des canaux.
Les semis se font en automne, la récolte en mars. La floraison est rapide. Aux Indes Anglaises trois jours après l'éclosion des fleurs, les pétales sont détachés à la main, réduits en pâte et utilisées sous le nom de leaves, pour envelopper les pains d'opium du Bengal, qui leur doit son arôme particulier1 . Les huit à dix jours qui suivent, suffisent au développement des capsules, dont on extrait le suc laiteux par des scarifications répétées, ne dépassant pas l'épaisseur de l'épicarpe. On saisit le moment où elles commencent à jaunir, sans attendre l'entière maturité. La durée de l'opération varie de quinze à vingt jours, pendant lesquels un ouvrier habile récolte, chaque jour, cent cinquante à deux cents grammes de suc; l'on peut évaluer le rendement à l'hectare à 15 kilogrammes.
Les champs de pavot sont loin d'être à l'abri des maladies cryptogamiques, que l'on combat par des pulvérisations répétées à base de sulfates minéraux, ainsi que cela se pratique pour le mildiou de nos vignes.
Dans les plaines de Bénarès et de Patna on irrigue avec les eaux fertilisantes du Gange. Les champs de faible étendue sont disposés en rectangles butés sur tout le pourtour. A l'intérieur de la bute, un sillon profond reçoit l'eau et la déverse dans des sillons perpendiculaires, qui arrosent toute la plantation : tel est le principal type d'arrosage en plaine. Lorsqu'on le pratique en coteaux, on étage les champs de façon que l'eau de source passe de l'un à l'autre en courant continu ; la stagnation nuirait à la végétation.
Une autre particularité intéressante à signaler, c'est, dans certaines contrées, la culture intercalaire du maïs éclairci, émondé de ses feuilles aux deux tiers de la hauteur, afin de tempérer les ardeurs du soleil en tamisant la lumière. Les pays producteurs et exportateurs d'opium des fumeurs sont la Perse, les Indes Anglaises et Macao, une toute petite colonie Portugaise, située au voisinage de Hong Kong. La Chine, l'Indo-Chine, Java, en produisent également, mais en quantité insuffisante pour leur consommation. La drogue d'importation varie de forme suivant ses origines. C'est ainsi qu'on la trouve en pains rectangulaires, allongés, enveloppés de feuilles de maïs ou autres, plus souvent en boules sphériques, entourées de leaves (Patna, Bénarès).
Pour servir aux fumeurs, elle va aux bouilleries et passe par les opérations successives que nous allons décrire, opérations variables suivant les pays. Nous nous limiterons à celle d'Haïphong que nous avons visitée et qui, d'après RENÉ PLUCHON 2, relèverait de celle de Canton.
Un des principes de cette méthode consiste à éviter les altérations par la chaleur, en opérant dans de grandes bassines, à calotte parfaitement sphérique sur de petits foyers. Nous avons trois points à considérer : la formation de l'extrait; le crépage ; la reprise par l'eau.
I. L'extrait s'obtient par le procédé ordinaire qui consiste à faire macérer, dans l'eau, l'opium brut, coupé en tranches minces, à évaporer la liqueur filtrée en consistance ferme, mais avec de telles précautions qu'un homme est nécessaire à la conduite d'une bassine.
Il. Le crépage exige encore plus d'habileté. La masse ferme, tassée au fond de la bassine, battue au pilon jusqu'à réduction de cinq à six centimètres en épaisseur, est renversée sur elle-même et exposée à l'action directe d'un feu de braise. L'ouvrier soulève, d'un coup d'ongle, un coin de cette couche solide, puis détache, avec la main, une feuille entière, qui représente assez bien la forme d'une crêpe d'une épaisseur uniforme de deux millimètres. On répète l'opération, et les crêpes, séchées sur un feu de bambou, sont reprises par l'eau qui précipite les matières résineuses et le méconate de chaux.
III. C'est ce liquide décanté et filtré qui nous donne, par évaporation en consistance d'extrait mou, l'opium des fumeurs, désigné en Indo-Chine sous le nom de Chandoo. Il est versé dans des cuves et battu, pendant des heures, avec de grandes spatules pour y incorporer de l'air dont l'oxygène, au dire des spécialistes, rendrait la couleur plus foncée et le parfum plus accentué.
« Les Chinois 3 appellent cette période : « période de fermentation » ; il se produit, pendant une dizaine de Jours, un phénomène très simple, qui peut, en effet, les induire en erreur. Sous l'influence du repos, l'air incorporé par le battage forme, en s'échappant, une couche de bulles, qui atteint parfois le quart du volume de la masse. »
Cette couche d'air disparaît en dix Jours. Le Chandoo, en se desséchant, se recouvre à la surface de l'inévitable mucor micedo, moisissure qu'on enlève à la spatule, pour la traiter à l'eau bouillante, que l'on ajoutera aux évaporations ultérieures.
On peut évaluer à 50 % le rendement moyen des opérations ci-dessus. A Batavia, où l'outillage perfectionné substitue la machine à l'homme, où l'électricité actionne les bouilleries récentes, il atteint 56 et 60 %.
Tel est l'opium des fumeurs, de couleur noire, lisse, parfumé, livré par la régie en boîtes métalliques scellées, d'une contenance de 40 grammes.
Les instruments indispensables pour fumer sont : la pipe, une lampe, une aiguille métallique et une curette.
La pipe que nous avons rapportée de nos voyages est composée d'un tuyau en bambou, orné d'ivoire aux deux bouts. Ce tuyau, ouvert à une extrémité seulement, porte, aux trois quarts de la longueur, une armature en cuivre dans laquelle s'enchâsse un fourneau en terre. La partie supérieure de ce fourneau, plane et ronde, est percée, au centre, d'un trou d'un centimètre et demi de diamètre au maximum.
« Pour fumer l'opium 4, le fumeur est obligé de s'étendre sur des nattes. En général, il se couche sur le côté gauche, tient la pipe de la main gauche et l'aiguille de la main droite. Il plonge l'extrémité pointue de celle-ci dans le Chandoo ; une petite quantité de ce dernier, qui y reste attaché, est présentée au-dessus de la lampe. Sous l'influence de la chaleur, des alcaloïdes volatilisés s'échappent, une sorte de pellicule se forme. Le fumeur retrempe, à nouveau, dans le chandoo l'extrémité de l'aiguille ainsi recouverte et recommence l'opération plusieurs fois, jusqu'à ce que la pellicule ait la grosseur d'un petit pois. Malaxant alors la boulette, sur la partie supérieure du fourneau, il la présente fréquemment à la chaleur de la lampe pour la maintenir suffisamment molle. Elle prend ainsi la forme d'un petit cône qu'il introduit dans le trou du fourneau. Le fumeur retire alors l'aiguille et présente le fourneau à la flamme de la lampe, en l'inclinant de manière que la boulette soit chauffée ; Il aspire en même temps la fumée que produit l'opium eu se consumant, essuie ensuite sa pipe avec un linge mouillé et en recommence une nouvelle. »
La description de Lichtenfelder est très exacte et suffisamment imagée pour que nous n'ayons pas à la modifier, malgré là diversité des fumeurs vus en cours de route, pendant notre longue navigation sur les côtes chinoises et là travers le golfe du Petchili. Nous ajouterons simplement qu'il ne tarde pas à dormir d'un sommeil calme, que sa face devient livide, sans expression.
ANNAMITE FUMEUR D'OPIUM 5

Un bon fumeur consomme vingt à trente pipes par jour, soit six ou neuf centigrammes de morphine ; le calcul fait par des gens compétents est basé sur un titre moyen de 6 %, sur l'altération partielle des alcaloïdes par la chaleur. Si l'on ajoute qu'un tiers à peine de ces derniers passe par les poumons, qu'à l'expiration une partie, non absorbée, s'exhale au dehors, on arrive facilement à une déperdition des trois quarts de la morphine que renfermaient les 218 milligrammes d'opium brûlés dans chaque pipe.
L'opium officinal d'Egypte, de Smyrne ou autres pays d'Orient, dont le titre s'élève à 10 % en moyenne, n'est pas utilisable et ne peut, en aucun cas, rivaliser pour cet usage, avec ceux des Indes Anglaises de la Perse ou de Chine, qui doivent leurs propriétés particulières, arôme et composition chimique, à la nature du sol, au climat, etc.
A côté des fumeurs se placent naturellement les mangeurs d'opium, mais le cadre restreint de notre communication ne nous permet pas d'entrer dans les détails de cette pratique réservée aux gens pauvres de l'Extrême-orient, réduits à se contenter des qualités inférieures ou, plus souvent, du résidu des fumeurs appelé dross.
La culture du pavot, la préparation et la vente de l'opium sont l'objet d'une réglementation variable avec les pays, mais se rapprochant, en général, de celle du tabac monopolisé en France par l'Etat.
La régie, en Indo-Chine, débite la drogue en petites boites métalliques, scellées au chalumeau, d'une contenance de quarante grammes. L'arrêté du Gouverneur général, daté du 10 novembre 1903, en établissant cette unité de poids, fixe les prix ainsi qu'il suit :
6 Prix des quarante grammes COCHINCHINE ET CAMBODGE. Opium de luxe …………………………………………………………………... 7 4 p. 58
'' de Bénarès …………………………………………………………………. 3 52
'' du Yunnan ………………………………………………………………….. 2 90
ANNAM.
Opium de luxe ……………………………………………………………………...4 p. 58
'' de Bénarès ………………………………………………………………… 3 52
'' du Yunnan ………………………………………………………………….. 2 46
TONKIN.
Maximum. Minimum Opium de luxe ………………………………………………………………………. 4 p. 58 4 p. 58
'' de Bénarès …………………………………………………………………. 3 52 3 52
'' du Yunnan 2 46 1 63
Le tarif suivant est appliqué au Laos, mais sous la surveillance des Commissaires du Gouvernement: LAOS. Maximum. Minimum Opium de luxe ………………………………………………………………………. 4 p. 58 4 p. 58
'' de Bénarès …………………………………………………………………...3 52 3 52
'' du Yunnan ……………………………………………………………………2 64 1 76
Les prix d'exportation sont les mêmes qu'avant, soit : Opium brut de l'Inde ………………………………………………………………... 25p. » le kilo.
'' '' de Chine ………………………………………………………………... 20 » le kg'
Opium préparé de l'Inde ……………………………………………………………. 40 » le 'kg
'' '' de Chine ……………………………………………………………. 36 » le kg'
La consommation de l'opium, sous cette forme, n'est, pas autorisée sans tous les pays d'Extrême-Orient ; c'est ainsi que le Japon la prohibe sous peine de mort, qu'elle est sévèrement interdite à Java, dans les provinces riches, très fertiles, utilisant beaucoup de main-d'oeuvre, telles que les Préangs, Benton, etc.
Outre que notre production est faible en Indo-Chine, nous avons un produit trop riche en morphine, qui ne peut être utilisé qu'en mélange. Il en résulte naturellement des importations considérables par la voie de Saïgon, venant des Indes Anglaises ou du Yunnan par Laokay : la statistique des douanes évalue cette dernière à 160.778 kilogrammes en 1902 ; ce qui ferait supposer que le chiffre de Saïgon est encore plus élevé.
Nous nous trouvons ici en présence d'un produit important par sa consommation et d'un prix élevé.
N'y aurait-il pas intérêt, pour notre colonie, à rechercher les terrains appropriés à cette culture, en tenant compte d'un facteur important le climat, afin d'assurer à la drogue sa qualité, tant au point de vue de l'arôme que de la teneur en morphine ? Il ne faut pas perdre de vue que l'opium constitue la richesse de l'Inde, ainsi que celle de la Perse dont la production annuelle atteint 12.000.000 de kilogrammes.
Sir Robert Hart, directeur général des douanes chinoises, dit qu'un Chinois fume 4 kilogrammes d'opium par année, soit pour une province riche et peuplée comme le Se-Tchouan, où l'on évalue le nombre des fumeurs à neuf cent mille, une consommation annuelle de 3.600.000 kilogrammes.
Si la Chine produit beaucoup, elle consomme plus encore ; d'où la nécessité d'emprunter à l'Inde des quantités énormes d'une drogue qui assure, momentanément, la prospérité financière de ce pays, prospérité qu'elle pourrait bien mettre en péril par une culture plus étendue chez elle.
Dans ce qui précède, nous avons envisagé le côté pratique et économique de la question ; ne pourrions-nous maintenant exposer en quelques mots le côté moral ?
Il n'est pas douteux que la culture du pavot est rémunératrice pour l'indigène, qu'elle l'est plus encore pour les finances de l'État qui en monopolise le produit, mais n'est-ce point là un calcul à courte vue, sans prévision de l'avenir ?
Le fumeur dort une heure à ses débuts, puis deux, jusqu'à ce que l'abus l'entraîne à dormir toute la journée, négligeant ses affaires, son champ, sans se douter que la tuberculose le guettera à quarante ans, ou qu'il mourra dans l'étiolement.
L'image de ces pauvres êtres, qui ont défilé sous nos yeux dans nos longues pérégrinations à travers la Chine, est encore présente à notre mémoire ; mais nous n'avons pas oublié que ces malheureux se ressaisissent parfois.
A Pékin, dans le quartier des légations, un fabricant de cloisonnés, Yan-tsen, chez lequel nous avons fait de nombreux achats, a pu, grâce à l'énergie et à l'autorité de sa femme, se soustraire à celle funeste habitude, qui avait déjà exercé chez lui des ravages profonds. Il en convient du reste devant elle et ne cherche nullement a échapper à sa surveillance. Si son teint est encore livide, son visage s'est animé, son regard a repris de l'expression, et son activité créatrice le pousse à produire les beaux cloisonnés de Chine, qui font l'admiration de l'Europe.
L'usage abusif de l'opium, et c'est la pente fatale sur laquelle on glisse, déprime, ôte le goût du travail.. tue fatalement et enlève ainsi, à une nation, l'abondance de la main-d'oeuvre qui assurait sa prospérité. La Chine en a souffert moins que tout autre par suite de l'excédent des natalités sur les décès, mais ne pourrait-on trouver là l'explication de son effacement devant le Japon !
En résumé, quelle est l'action physiologique de l'opium? C'est un excitateur du système nerveux, qui produit un sentiment momentané de bien-être. D'après Sylvestre de Sacy, les fumeurs se procurent, sous les haillons de la pauvreté et sans sortir d'une misérable taverne, un bonheur et des jouissances auxquels il ne manque que la réalité. Celui qui s'endort, après avoir fixé une image dans son esprit, la voit sous les couleurs les plus éclatantes, agrandie, embellie, au point de croire à la réalité dans le rêve.
Thomas de Quincey, dans les Confessions d'un mangeur d'opium s'exprime ainsi : « l'opium, en exaltant fortement, dans tout son ensemble, l'activité intellectuelle, accroît naturellement ce mode d'activité par lequel nous sommes aptes à transformer en délicats plaisirs intellectuels les matériaux bruts d'une sensation sonore transmise par un organe. » Il avoue que, tous les samedis, avant de se rendre dans un théâtre de Londres, il exaltait ses facultés sensitives en absorbant quelques boulettes d'opium, mais sans aller jusqu'au sommeil.
Le professeur Wilson désignait les mangeurs d'opium sous le nom d'Hédoniste, mot qui veut dire chanteur de plaisir.
Que conclure de ce qui précède? Que l'usage de l'opium procure du plaisir au début, mais qu'il en est de celui-ci comme de l'alcool, qu'on passe facilement de l'usage à l'abus, qu'il en résulte une déchéance morale et physique de l'individu, d'où par extension, si l'usage se généralise, l'abaissement d'une nation.
Ce qui se passe actuellement en Extrême-Orient est bien fait pour nous éclairer ; tandis que la Chine sommeille, le Japon, en pleine activité ambitieuse, s'assure l'empire des mers et, cependant, ce peuple à demi barbare est loin d'avoir le fonds intellectuel et le degré de civilisation du Chinois. Lorsqu'on a parcouru les deux pays, on se rend facilement compte du rôle important joué par l'opium dans leur état social.
Notre voyage, à travers l'Indo-Chine, n'a donné lieu à aucune observation de cette nature. Mais, comme il est démontré que pareil usage s'accroît avec la prospérité d'un pays, que, d'autre part, l'avenir de notre colonie est certain, n'est-il pas à craindre que cette habitude funeste se généralise jusqu'à l'abus et qu'alors notre activité coloniale sombre sous le flot montant de l'opium ?
1 Nous tenons ces détails du Dr Grégory Watt de Calcutta, qui a bien voulu nous remettre, pour notre droguier de l'Ecole, des spécimens de têtes de pavot de Bénarès, un scarificateur indigène, ainsi qu'un de ces leaves, disposé en forme de calotte sphérique. 2 LICHTENFELDER, Bulletin économique de l'Indo-Chine, n, 22, octobre 1903. 3 RENÉ PLUCHON, loc. cit. 4 LICHTENFELDER, loc. cit. 5 Gravure extraite de l'édition A Travers le Monde, Paris, Ernest Flammarion, Claude Verne et Émile Boux. 6 Bulletin économique Indo-Chine, décembre 1903. 7 La piastre, variable dans son cours, peut s'établir au prix moyen de 2 fr. 25 à 2 fr. 50.
NB : L'image couleur du titre ne figurait pas dans l'édition originale. Je l'ai ajoutée pour l'esthétique !
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