Prière du fumeur d'opium
 

Divin consolateur des souffrances humaines,
Je serai ton esclave et bénirai tes chaînes !
Courbé sur ton autel dévotieusement,
Je veux, Dieu de l'oubli ! te servir humblement,
De tes rites sacrés accomplir les mystères.
Verse ton lent poison et mets dans mes artères
Un sang mêlé de rêve, et plus calme, et meilleur !
Ah! je veux, insensible au sarcasme railleur,
M'abîmer en toi seul, chercher en ton ivresse
Un bonheur si complet, que l'ardente caresse
Du démon féminin, ce long. baiser qui mord,
Me soit indifférente ! A toi jusqu'à la mort...
Car tu ne trahis pas, toi, la chaste maîtresse ! 
Ton parfum captivant plaît a toute détresse,
L'attire et la console: 0 fleur de charité !
Liqueur, fumée, opium ! Toi par qui la beauté
S'affine plus encor, toi qui berces sans trêve
Tes disciples aimés, les amoureux du rêve,
Ave ! Sois donc béni, philtre doux et vainqueur,
Par qui renaît la paix des sens, la paix du coeur !
Que me fait, désormais, le fracas de l'orage,
La colère des sots, et des méchants l'outrage ?
Que me fait l'abandon de ceux que j'ai chéris ?
Je meurs sans nulle haine et je n'ai que mépris
 Pour ce monde hypocrite où sombra ma jeunesse.
Maintenant j'ai le calme et je puis sans faiblesse
Attendre le jour proche où la mort, de sa main,
Du séjour éternel m'ouvrira le chemin !



 

L'Oubli !
 

 

« Qui donc es-tu ?  Femme ou Déesse?
« Forme exquise, altière beauté,
« Tu te penches sur ma détresse 
« Es-tu l'ombre ? Es-tu la clarté ?

« Et que me veux-tu. tentatrice ?
« Pourquoi me prends-tu par la main ?
« Je n'ai cure de ton caprice : « laisse-moi, passe ton chemin ! »


.....................................


Lors, d'une voix pleine de charme,
L'ange dit: « Je veux te guérir.
« Dans tes yeux creux brille une larme,
« D'un baiser je veux la tarir...


« Viens,je verserai sur ta peine
« L'enivrant parfum de mon corps ;
« Tu le respireras a peine,
« Que, déjà, tu diras : Encor !

« Pourquoi souffrir toujours, quand même,
« Lorsque je suis là, près de toi ?
« Laisse-moi t'endormir,je t'aime
« Et saurai calmer ton émoi,

« Car ta douleur est sans remède:
« Si je t'abandonne a ton sort,
« Si je m'éloigne, si je cède,
« C'est le désespoir et la mort.

« Suis-moi donc, il faut que tu vives
« Dans l'espoir de reprendre, un jour,
« Avec des tendresses plus vives,
« Celle qui garde ton amour.

« Viens dans mon palais, je t'invite,
« Il est juste assez grand pour deux :
« N'hésite plus, ami, viens vite,
« Etends-toi sur mon lit moëlleux,

« Pose ta tête endolorie
« Sur ces coussins et laisse-moi
« Présider à ta griserie
« Sous l'étreinte du Poison-Roi

« Regarde mes doigts longs et roses
« Manier l'aiguille de fer

« Et créer des métamorphoses
« Pour t'arracher de ton Enfer.

« Vois la boulette parfumée
« Se gonfler comme un coeur meurtri :
« Aspire la bonne fumée
« Aux lèvres du bambou flétri !

« Encore et longtemps, allons, tire
« Enfin qu'il ne reste plus rien
« De l'opium et de tom martyre :
« En rêve, reprends tout ton bien

« Consciente de ta détresse,
« C'est mon devoir que j'ai rempli
« En t'enivrant de ma caresse :
« Pauvre exilé ! Je suis l'Oubli !   »


Hung-Yên, le 7 Mai 9910



Nuits tonkinoises


à mon ami le Capitaine Pierre



La rue est déserte à cette heure...
Partout des volets clos... Hanoi est endormi...

Et, soudain, seule en sa demeure,
La brune Cô-Chan a frémi...

On vient de heurter à sa porte,
Le bois résonne bruyamment :
«  Qui donc peut frapper de la sorte ?
«  Est-ce un fumeur ? est-ce un amant ?

Pieds nus, sans bruit, elle s'approche,
Tout doucement, à petits pas,
Ouvre le panneau du judas ... .
Un homme est là, debout, tout proche.

«  Ouvre ! dit-il,  «  bien qu'il soit tard,
«  Je ne veux pas dormir encore ; 
«  N'as-tu pas chez toi ce nectar
«  Qui fait veiller jusqu'à l'aurore ?

«  Ouvre, Cô-Chan ! Je suis transi,
«  Le crachin, cette nuit, fait rage ;
«  Aurais-tu le triste courage
«  De me laisser geler ici !

Alors, sans trop comprendre, en somme,
La Cô-Chan ouvre à l'inconnu,
Lui disant : « Sois le bienvenu ! »
Pensant tout bas : « Quel est cet homme ? »

II fait très noir en la maison :
Un long couloir aux murs humides.
Nus comme ceux d'une prison...
L'homme et Cô-Chan passent, rapides...

Bientôt, un rideau soulevé,
Apparaît une vaste chambre
D'où s'exhale, arôme rêvé,
Un lourd parfum d'opium et d'ambre.

D'étroits panneaux de laque et d'or
Couverts de subtiles devises
Racontant des choses exquises,
Au lit de camp font un décor...

Oh ! les asiatiques bouges
Avec leur lampe de cristal.
Brûlant, parmi les nattes rouges,
Sur de grands plateaux de santal !...


Tout l'attirail des fumeries,
Incitant au divin poison,
Qui fait chavirer la raison
En d'ineffables griseries !

Oh ! l'oubli du pays lointain,
Qu'on puise dans la pipe brune
Jusqu'aux premiers feux du matin,
Tuant la rancoeur importune !...

Et Cô-Chan montre tout cela,
En un geste lent de prêtresse,
A cet inconnu qui vient là
Chercher quelques heures d'ivresse.

Ses longues mains, ses seins menus
S'offrent bientôt, fermes et nus,
S'érigeant dans la clarté pâle,
Pour exciter l'ardeur du mâle...

Mais l'homme resté sans désir,
Méprisant les amours charnelles,
Il lui faut un plus lent plaisir :
Étreintes ?... baisers ?... bagatelles !

Le petit frisson, c'est banal,
Ça meurt dans le stupre final ;
« Allons! Cô-Chan, remets tes nippes 
« Etends-toi là, fais-moi des pipes.

« Peut-être alors, tes doigts experts
« A manier la fine aiguille
« Me feront désirer la fille
« Et mordre à ses charmes offerts ».

La fille obéit, soudain grave,
L'homme prend place à ses côtés, 
Attendant le philtre qui brave 
Les chagrins et les voluptés.

Ainsi qu'une immonde guenille,
Ila déjà, bien loin de lui,
Chassé l'angoisse avec l'ennui,
Aspirant l'opium qui grésille.

De même qu'un pieux encens,
Monte l'odorante fumée,
Et le fumeur, l'âme calmée,
Subit son charme tout-puissant.

Dans la pâleur de son visage,
Très agrandis, flamboient les yeux
Fixant au travers du nuage,
Un spectacle délicieux

Devant lui, c'est toute sa vie
Qui défile en doux souvenir.
Seul, le passé lui fat envie,
Qu'importent demain ?  l'avenir ?

Argent, succès, amour ou gloire,
Des mots creux, puis au bout : la Mort !
A quoi bon l'inutile effort
Le passé chante en sa mémoire :

« Ce temps-là, c'était le bon temps !  »
 II lui voit la couleur des roses,
Car des jours sombres ou moroses,
 L'Opium fait des jours de printemps

……………….

Oh ! Les Asiatiques bouges,
Avec leur lampe de cristal
Brûlant entre les nattes rouges
Sur le, grand plateau de santal !


Hung-Yên, le 24 Mai 1010

 







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