LES FUMEURS D'OPIUM
Lorsque, en 1688, le célèbre voyageur Kaëmpfer, visitant les établissements hollandais de l'Orient, vint à Java, il vit les naturels fumer des feuilles de tabac préalablement immergées dans une solution d'opium puis séchées et finalement roulées; telle est l'origine de la pratique du fumage du suc extrait du pavot.
Les Chinois se rendant dans les îles de l'archipel Malaisien, ne tardaient pas à contracter l'habitude de cette pratique. Une fois rentrés dans leurs pays, ils se mirent à la perfectionner : ils associèrent au tabac récemment importé des Philippines, une certaine quantité d'extrait pur, qu'ils augmentèrent peu à peu jusqu'à le substituer complètement à la proportion de tabac.
Cette association peut s'observer encore dans quelques parties de l'Inde, mais à titre d'exception, car c'est l'opiophagie qui règne en maîtresse dans cette contrée. Toutefois, jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, la pipe à opium ne s'étendait guère au delà de quelques points du littoral du sud de la Chine, et n'attirait que fort peu l'attention des autorités. Mais à partir de cette époque, la progression va s'accélérant, le danger apparaît, et en 1799, on promulgue un édit impérial qui prohibe le commerce étranger.
La totalité de l'opium étant importé de l'Inde, on espérait qu'en l'arrêtant aux frontières, on parviendrait à anéantir la pratique dans sa source.
Il n'en fut rien : la contrebande se chargea de l'alimenter.
Le Gouvernement édicta alors des peines de plus en plus sévères: il avait débuté par le bambou; il alla jusqu'à la mort contre tout trafiquant et tout fumeur. Rien n'enraya le mal qui s'infiltra peu à peu dans tout l'Empire. Ce mal était regardé comme menaçant pour l'avenir : c'était une cause de désuétude commerciale par la sortie d'un numéraire énorme; on l'accusait de conduire à l'infécondité des unions et par conséquent à la dépopulation; de grossir la criminalité; de provoquer l'éclosion des famines en substituant la culture du pavot à celles des céréales, car la plante commençait à se répandre dans les campagnes et à y accaparer les meilleurs terrains; enfin de conduire à la démoralisation et à la corruption des fonctionnaires sollicités à fermer les yeux devant la contrebande par l'appât d'un gain illicite. Quant à la piraterie, elle en recevait une impulsion considérable.
On se décida donc à frapper un grand coup: on fit savoir aux négociants Anglais à Canton que, dans un délai de trois jours, ils eussent à remettre aux mains des autorités leur stock complet de caisses d'opium. La proclamation était conçue en termes assez comminatoires pour que l'intendant du commerce Anglais qui avait été conduit à Macao et incarcéré, jugeât prudent de conseiller à ses compatriotes de déférer à l'injonction. Vingt mille caisses d'opium furent livrées et aussitôt détruites : l'opération dura un mois.
L'Angleterre ne pouvait hésiter à considérer un tel acte comme une offense à laquelle elle répondit par une déclaration de guerre le 5 avril 1840. Un corps expéditionnaire commandé par l'amiral G. Elliot fut dirigé sur la Chine. Les hostilités, après avoir traîné en longueur et sans résultat pendant deux ans, furent reprises avec énergie par S. H. Pottinger. Il assiégea Nankin, qui capitula sans coup férir.
La guerre, à laquelle l'histoire a consacré le nom de guerre d'opium, se termina par le traité de Nanking signé le 29 juin 1845. L'Angleterre victorieuse ouvrait au commerce du monde une nation qui y était restée obstinément fermée jusque-là. Depuis cette époque le fumage de l'opium s'est étendu sur tous les points de la Chine où la culture s'en répand de plus en plus, de telle sorte qu'il arrivera un jour où ce pays cessera d'être tributaire de l'exportation indienne.
L'opium à fumer est tout différent de la substance employée en pharmacie: il subit une préparation qui en modifie la composition en ce sens qu'il se trouve débarrassé de ses impuretés et d'une partie de la morphine qui en est la substance active. Autrefois, au début de la pratique, alors qu'il était employé à l'état d'extrait natif pour ainsi dire, il produisait des accidents qui sont très rares aujourd'hui, sauf dans les cas d'abus. Voici les opérations que les Chinois lui font subir; elles sont au nombre de quatre. La première est le lavage de l'extrait dans l'eau qui entraîne les parties les plus grossières; la seconde consiste à le soumettre à l'ébullition; la troisième est une filtration; la dernière est une réduction jusqu'à consistance de pâte molle.
Ainsi traité, l'extrait acquiert des qualités d'impression agréable pour les voies aériennes: il ne se carbonise pas; il n'obstrue pas la pipe ni surtout son orifice fort petit, comme on le verra plus loin.
Mais le procédé a été amélioré et actuellement à la manufacture française de Saïgon, l'Administration le soumet aux quatre opérations suivantes : 1° transformation en premier extrait, d'où réduction de 10 pour 100 d'eau; 2° la masse est décomposée en feuilles minces et friables au moyen d'une torréfaction mitigée qui réduit encore l'eau de 7 pour 100; 3° on reprend ces feuilles ou crêpes en les lavant à l'eau bouillante; 4° on filtre la liqueur et on l'évapore en consistance d'extrait, lequel prend alors le nom de Chandoo, mot de la langue hindoustani qui signifie quintessence.
Ainsi le chandoo est l'opium à fumer. Mais il reste encore à lui conférer un parfum agréable. Or, jusqu'en 1891, on le laissait séjourner une année dans des vases en cuivre et à l'abri des poussières de l'air, afin qu'il pût fermenter. Aujourd'hui, grâce à un procédé découvert par le Dr Calmette, directeur de l'Institut bactériologique de Saïgon, on substitue à cette longue fermentation spontanée, une fermentation artificielle produite par l'ensemencement de l'Aspergillus qui agit de la manière suivante : l'air nécessaire à la fermentation naturelle se trouve soustrait par le Bacillus subtilis parasite de l'opium; si alors on détruit ce Bacillus, la fermentation cesse d'être entravée et suit son cours plus rapidement; le Dr Calmette a donc proposé de semer sur les vases contenant l'opium, l'Aspergillus. Celui-ci détruit le Bacillus subtilis et la fermentation s'accomplit en deux à trois mois au lieu d'une année. Après ce temps ainsi réduit, le chandoo peut être livré sans inconvénient à la consommation, ce qui entraîne un profit considérable pour le fisc, puisqu'un stock énorme de cet opium représentant plus de trois millions de francs, cesse d'être inoccupé et ne se trouve plus exposé aux risques d'incendie et de vol.
On le met ensuite en boîtes et on le livre aux détaillants. Ceux-ci s'empressent de le soumettre à toutes sortes de falsifications en lui ajoutant du gypse, des sucs et des pulpes de fruits tels que le tamarin, le Diospyrus Caki, etc., etc., et surtout de la mélasse. D'ailleurs, ces falsifications n'ont pas de conséquences hygiéniques sérieuses.
Il y a des fumeurs qui arômatisent leur chandoo en le mêlant à des râpures de certains bois tels que le Quinam et le Tim-You qui en élèvent le prix jusqu'à 300 francs le kilogramme.
La pipe à opium se compose d'un tube de bambou de 50 à 60 centimètres de long et d'un diamètre permettant de l'emboucher commodément : Il est fermé à l'une des extrémités près de laquelle est une brèche où s'adapte un fourneau en terre cuite à pâte fine, de formes variées, et percé à sa base d'un orifice très étroit : une aiguille longue et effilée puise, dans un récipient à chandoo, la quantité nécessaire pour une pilule de 15 à 20 centigrammes (fig. 1 ). Le fumeur passe vite et légèrement l'aiguille ainsi chargée, sur la flamme d'une lampe afin de la sécher, puis il fixe la pilule sur l'orifice du fourneau.
Dans le principe, le fumeur s'asseyait devant une table élevée et sur laquelle était rassemblé tout l'arsenal du fumage : pipe, fourneaux de rechange, curette pour les nettoyer, récipient à opium, aiguille, pot à eau pour la laver, balance pour mesurer la dose de chandoo de la séance et enfin la statuette de Bouddha invoquée et sollicitée de lui envoyer des rêves délicieux. Cette attitude est celle que montre une gravure annexée à l'ouvrage de Fr. Davis publié en 1857 (fig.3).
Plus tard on remplaça cette position par la situation horizontale, beaucoup plus commode pour la manœuvre de la pipe et surtout pour le sommeil que recherche le plus grand nombre des fumeurs.
Cette manoeuvre est assez délicate et n'a rien de comparable à celle de la pipe à tabac. Le fumeur, que nous supposons couché, charge le fourneau, puis, s'accoudant, il l'approche de manière à affleurer l'extrémité de la flamme d'une lampe immobilisée par un manchon de verre (fig. 2); c'est le temps délicat, car si la pilulette n'est pas suffisamment chauffée, elle ne brûle pas et rien ne se dégage; si elle est soumise à une température trop élevée, elle se gonfle et obstrue l'orifice millimétrique du fourneau et il se forme des produits toxiques comme nous le verrons plus loin.
Alors le fumeur, que nous supposons exercé, saisit l'instant convenable; il retire vite le fourneau, aspire à pleins poumons les vapeurs et les expire aussitôt. Une bouffée suffit pour épuiser la pilulette. Un bon chandoo se gonfle en formant une bulle d'une couleur ambrée et d'un parfum aromatique. Chaque séance comprend de quinze à quarante pipes suivant l'accoutumance et l'effet plus ou moins hypnotisant que recherche le fumeur. Après la séance, le fourneau est séparé du tuyau et curetté de manière à débarrasser les parois internes du résidu charbonneux, pulvérulent, appelé dross, qu'on fait servir et qui se vend encore 125 francs le kilogramme aux consommateurs des classes peu aisées.
Jusqu'ici, les effets et les accidents de la pipe à opium ont été imputés à la morphine : depuis nos recherches, c'est une tout autre interprétation qu'il convient de leur donner. Soit, en effet, un chandoo de bonne qualité élevé à 250 degrés, les vapeurs dégagées sont douces, aromatiques, et ne contiennent que des quantités de morphine si faibles qu'elles sont insuffisantes à produire une intoxication; si, au contraire, cette température est dépassée par une aspiration déréglée, la fumée est blanche, lourde, épaisse et d'odeur désagréable. Que s'est-il passé? Ce n'est plus de la morphine qui se forme, mais des composés toxiques soigneusement analysés par M. Moissan et qui appartiennent à la série des substances pyridiques, plus délétères même que l'acide prussique et conséquemment susceptibles de donner lieu à des accidents graves. Que cette intoxication se répète pendant un temps plus ou moins long et on comprend que la déchéance et la cachexie se manifesteront et, si elle est plus violente encore, le coma et la mort pourront en être la conséquence. mais il faut reconnaître que la grande majorité des fumeurs Chinois savent ne pas s'y exposer: ils ne demandent à l'opium que le degré d'excitation physique et psychique dont ils ont besoin; ils observent la dose de chandoo qu'il leur faut utiliser pour obtenir ce résultat et ils s'en tiennent là. Il n'en est pas ainsi des Européens qui s'adonnent à la pratique opiumique; ils sont trop souvent enclins à l'abus et on peut constater que chez eux les accidents sont beaucoup plus fréquents; sans doute faut-il faire intervenir les excès alcooliques auxquels ils se livrent dans ces contrées, et qui sont nuls ou à peu près chez les nations de l'extrême Orient.
Ceux de nos compatriotes assez forts pour s'affranchir de l'excès et qui ne demandent à l'opium qu'une simple excitation souvent commandée par le climat, en retirent plutôt des avantages salutaires; mais nous devons reconnaître que ceux qui savent se maintenir dans ces sages limites ne sont pas la majorité. Certains auteurs se sont plus à donner de poétiques descriptions des rêves qui enchantent le sommeil des fumeurs d'opium. Nous professons sur ce point un profond scepticisme; nous ne savons pas au juste quel degré de ferveur escorte l'invocation au dieu Bouddha qui est le compagnon assidu de tout arsenal bien entendu d'un vrai fumeur d'opium; nous ignorons ou plutôt nous doutons que ce dieu qui, pour tout Chinois, est l'une des plus hautes personnifications de la Sagesse, accorde ses faveurs à une aussi vicieuse pratique. Ceux qui en abusent, ne peuvent, selon nous, que se procurer un sommeil abrutissant qui n'a rien de commun avec les envolées séraphiques et paradisiaques. Les cauchemars douloureux et les hallucinations morbides, voilà la trame fatale de toute hypnose opiumique.
Parmi les victimes de l'opium, on en rencontre qui cherchent à s'en affranchir : ils ont recours à des granules de chlorhydrate de morphine de 0gr,003, faits de chandoo additionné de réglisse et de colcothar ou ses quioxyde de fer qui leur donne une teinte rouge; vingt de ces granules correspondent à peu près à quarante pipes, chiffre qui représente le maximum de la dose habituelle aux Chinois.
Jusque dans ces derniers temps, le mode fumigatoire était limité à l'extrême Orient, à l'exclusion pourtant de certains peuples tels que les Japonais et les Coréens. Peu à peu l'expansion de la race jaune l'a introduit partout où elle se fait. C'est ainsi que dans le nouveau continent et spécialement aux États-Unis, la pipe à opium fait des progrès sensibles; les documents que nous possédons ne laissent aucun doute; c'est pourquoi nous pouvons énoncer cette conclusion que les abus de l'opium en font l'un des plus redoutables fléaux et que, s'associant à l'alcoolisme, ils viennent apporter une redoutable contribution aux causes d'affaiblissement des races humaines, causes qui vont se multipliant à mesure que les plus civilisées d'entre elles inventent de nouveaux poisons sociaux.
Dr Ern. MARTIN.
Fig.1 - Les Instruments du fumeur d'opium, en Chine

Fig.2 - Une famille de fumeurs d'opium, à Lappa. (D'après une photographie de M. J. Fougerat.)

Fig.3 - Un fumeur d'opium en Chine.
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