L'OPIUM

Hanoi, 14 février.



 

     C'est devant la maison, entre les grands  stores verts doublés de lustrine rosé et
l'habitation, au-delà de la première cour brûlée de soleil, loin de la rue banale, où les brouettes, à large roue pleine, vont et viennent en grinçant...

     Une silencieuse fraîcheur dort en ce coin. Tout d'abord, le demi-jour y semble une nuit. Où
entre-t-on, Véranda close ? Antichambre ? Le lieu précède l'ordinaire rez-de-chaussé : sa longueur a celle delà façade? sa largeur celle d'un couloir. Mais les yeux cessent de clignoter ; on oublie la clarté crue d'où l'on sort : on distingue.

     Regardant les stores, entre deux portes dont le bois vernissé, peint en clair, troue le mur nu, une estrade se carre, large lit de camp Chinois d'un rouge brun miroitant et laqué. Sa base est
dorée: ses moulures en relief reluisent. Pas un autre meuble. Dans l'un des coins, deux parasols
de mandarins, grands ouverts, laissent pendre immobiles, sous leur dôme de papier, des
pompons multicolores. A l'angle opposé, repose sur ses deux trépieds un palanquin riche,
garni d'argent, avec son bambou énorme et tigré, son dôme ovale, son filet blanc, ses
supports dorés, ses boiseries laquées pareilles au lit rouge brun qui miroite.

     Quand j'entrai, je vis le seul lit de camp, car un groupe s'y tenait, homme et femme. L'homme était couché sur un matelas cambodgien, bariolé. Français, jeune encore, les traits tins, la tête sympathique, beau de la beauté muette que donne la correction des lignes, il avait la peau d'un blanc ivoirin - de cette teinte laiteuse de l'ivoire qui n'a pas eu le temps de jaunir un peu. La blancheur et la maigreur de la face, du torse et des bras tiraient l'œil, tout de suite, soufflant cette rapide pensée qu'il suffirait d'un rien, d'une goutte de sang perdue, d'un effort des muscles,pour que l'une devint la lividité de la mort, l'autre l'affleurement des os dénudés.

     Et cependant, cet homme ne semblait pas malade. Pas une ride, pas un de ces coups de
pouce dont la maladie creuse un visage. Il demeurait entier, extérieurement intact et sain;
même  son impassibilité chassait la supposition d'une douleur étiolante, ou d'une pensée,
cet autre mal.

     Il se tourna vers moi, réveillé par le bruit du store dont le pan. retombant derrière
mes épaules, balayait une courte nappe de lumière qui mourut vite en au pénombre.
L'œil était d'un bleu pris, mouillé dune douceur froide, avec une pupille très large,
comme je n'en avais jamais vue. Un regard me fit signe de m'asseoir au pied du lit ; un battement de paupières, un léger balancement de la tête me murmurèrent un salut, une prière d'attendre un instant. Puis, un nuage de fumée bleue, que piquait le point jaune d'un bouquin d'ambre, passa sur le visage : l'homme fumait une pipe d'opium.

Silencieusement alors, j'examinai la femme. Une Annamite, elle ; non pas toutefois la femelle vulgaire, rencontrée jusque-là. Celle-ci devait appartenir à la classe riche, ou bien c'était une opulente courtisane. De lourds bracelets, un gros collier d'argent sonnaient à ses poignets
et à son cou; des bagues ceignaient ses doigts d'enfant plats du bout et relevés, terminés par des ongles immenses. La face reproduisait le masque habituel des femmes du peuple, avec des détails plus fins et des méplats moins accusés. L'œil étroit et long vivait seul sur cette face
plate de poupée. Sous le nez camus, la bouche ouvrait son pur dessin, et les lèvres sanglantes laissaient voir les dents petites, artificiellement noircies,repoussantes sous leur laque humide. La peau tendue aux tempes semblait lustrée...    

     Or, cotte femme était jolie, jolie de la beauté asiatique, hiératique un peu, et qui tout d'abord trouble l'imagination seule. Après le premier éclair, son regard redevenait limpide, glacé, sans un rêve. Elle se laissait étudier étrangement indifférente, et je suivis, guettant l'ombre d'une gène, la ligne souple de son corps, depuis le cou mal attaché, depuis la poitrine que les seins petits, classiquement hémisphériques, renflaient trop bas, jusqu'aux hanches accusées à peine. Accroupie sur ses talons, dans la pose orientale, elle ressemblait à une divinité bouddhique. Ses pieds jaunes, ses chevilles grosses passaient, de chaque côté, sous les plis de ses robes de soie.

     Mais celles-ci me retinrent une minute, blouses longues superposées, montant haut et
s'ouvrant de coté. La première était de soie brochée, d'un bleu noir, doublée de taffetas vert
émeraude, la seconde de satin nacarat doublée d'azur, la troisième violette, doublée de jaune
canari. Sur les jambes, dans le croisement qui cassait les plis, les pans extrêmes retroussés
étalaient toute une palette, jaillissant plus crue au contraste de la teinte du vêtement extérieur.
Le dernier kékouin remplaçant la chemise apparaissait à peine, plus court' et de calicot
blanc. Comme toujours, laissant le chignon et les nattes aux hommes, l'Annamite portait ses
cheveux courts en bandeaux sur le front, des cheveux noirs, sans finesse, lustrés d'huile et
soufflant un parfum de santal, très doux. Un torchon de crépon entourait la tête d'un turban
incorrect, prenant sur les bandeaux,et ramassant derrière, sur la nuque, les mèches
répandues. Les fillettes coiffées à la garçonnet arrangent ainsi leurs tresses avec une résille,
pour ressembler à leurs grandes sœurs...

     Le maître du logis reposa enfin sa pipe, en exhalant lentement un gros nuage de fumée.

     Cela répandait une odeur âpre, d'une étrangeté nouvelle, tombant peu à peu à la douceur d'une aromatique griserie.

     Il tendit l'instrument à sa compagne, et tandis que l'idole, avec une éponge humide, essuyait, pleine de soins, le fourneau plat, culotté d'un beau brun d'or, il se souleva à moitié pour me
tendre la main. Ses doigts étaient moites — d'une moiteur froide. Sans me l'expliquer, je retrouvai, à les presser, la sensation que m'avaient donnée le regard, l'œil bleu-gris, mélancoliquement noyé, la pupille trop large.

    Nous causâmes. J'étais gêné, surpris de l'avoir trouvé là,  sans avoir pu frapper et
m'annoncer de loin. Je savais que les Européens se cachent pour sacrifier à l'opium ;
je connaissais assez peu le fumeur. Il n'eut pas cependant l'apparence d'une contrainte, et,
après quelques paroles banales :

     — Voulez-vous en brûler une ? me demanda-t-il.

     J'acceptai, pour savoir. Sur un ordre donné en annamite, la femme se leva, vint s'accroupir au milieu du lit, devant la fumerie, et je pris sa place sur un second matelas cambodgien, parallèlement  à mon hôte. Comme lui, je m'étendis de côté, le regardant, et la tête sur un petit billot rectangulaire  très dur, fait de coton tassé dans un fourreau de soie cerise où des oiseaux et des fleurs étranges entre-croisaient leurs broderies d'or.

      Alors, le grand œuvre commença ; je pus examiner la pipe. Le bois, un morceau de bambou
du diamètre de deux doigts, long de quarante centimètres et d'un rouge fumé, fleurait l'opium.
Une rondelle d'ambre fermait une des extrémités ; l'autre finissait en un très court bouquin, bombé un peu. Le fourneau convexe à peine, large comme un palet, avait la forme d'une coupe
légèrement aplatie dont le pied manquerait. Il se vissait sur le bambou lui-même, aux deux tiers de sa longueur, loin du bouquin, au milieu d'une bosselure ouvragée d'ornements d'argent.

     — Le tout, voyez-vous, laissa tomber la voix lente de mon amphitryon, est de savoir faire sa pipe...

    Un art, en effet, cette opération compliquée ; tout un laboratoire, la fumerie placée entre nous. Sur le grand plateau rectangulaire, richement incrusté de nacre, des rangées de petits pots en corne et en ivoire, de longues aiguilles d'acier, des fourneaux de rechange, et des boites de laque s'étalaient, symétriquement. Au centre, sur un pied de bronze niellé et ciselé, une lampe minuscule mettait une lueur jaune, triste et fixe, sous un globe de cristal, pareil à une clochette.

     L'homme pâle trempa une aiguille dans un des pots d'opium, la sortit chargée d'une gouttelette brune, sirupeuse. Puis, il mit cette goutte au-dessus de la lampe. La flamme monta plus claire. Les doigts de l'opérateur, avec un mouvement imperceptible et continu, faisaient rouler l'aiguille. A présent, c'était au bout une boursouflure résineuse, toujours grésillante, prête à tomber en forme de poire, et toujours redevenant sphérique sous la rotation de sou axe d'acier. Quand la cuisson semblait complète, la tige reprenait au pot une nouvelle goutte,
bientôt amalgamée à l'autre. Ce fut ainsi, à la fin, une grosse noisette, crevant et
renaissant dans, une ébullition mesurée. Sa teinte d'or noircit à la longue, et malléable, la boule resta semblable à un mastic. A ce moment, le fumeur saisit sa pipe de la main gauche, et, de la droite,commença à rouler l'opium sur le fourneau poli. Quand il eut allongé la noisette en long et mince fuseau, il la réchauffa de nouveau à la lampe, planta l'aiguille dans le trou du fourneau, donna un dernier mouvement à la tige, et la retira doucement. La charge d'opium était fixée, cylindrique et tassée, semblable à un de ces bonbons de réglisse que les enfants  appellent des boutons de guêtre . Le trou de l'aiguille dans ce bonbon continuait celui du fourneau.

     —  Voilà qui est fait !

     Je saisis la pipe, et j'appliquai à mes lèvres, comme l'embouchure d'un clairon, le bouquin trop gros. Couché toujours connue moi, le professeur guidait le fourneau au-dessus de la lampe : tandis que l'opium grésillait, il s'occupait a le maintenir avec l'aiguille aux bords de l'étroit orifice, et à ménager le tirage.

      La préparation avait duré, cinq minutes: la pipe dura vingt-cinq secondes. J'aspirai ainsi que j'avais vu mon hôte le faire, et, comme lui, quand la fumée trop amassée m'oppressa, je la renvoyai, lentement, par le nez, à petits flocons. Or, j'éprouvai une seule sensation de chaleur humide dans le larynx ; mais cette vapeur sentait bon, avec l'étrangeté des parfums artificiels, et des spirales se contournaient dans une danse bleue, distrayante. La pipe morte, je soufflai les volutes amassées et je demeurai sans salive, avec une humide tiédeur au front et une désillusion dans l'esprit.

        —  C'est tout ? demandai-je.

     L'homme eut un sourire d'énigme :

     — Oui ! c'est tout — et ce n'est que cela !...

     Malgré moi, je jetai un coup d'œil sur son cou blanc, si maigre que les muscles saillaient, distincts, comme de grosses cordes. Déjà, l'initiateur se préparait une nouvelle pipe, les résidus de la mienne enlevés et le fourneau lavé.

     Cinq minutes se. passèrent encore. Il fuma. Sa prunelle s'injectait, sa pupille s'élargissait davantage, et son regard sans pensée ne quittait pas la boule de réglisse, dans une effrayante préoccupation de ne pas la laisser s'éteindre.

     Pour ne pas le troubler, cependant, je contemplais les stores verts, les rideaux de lustrine rosé. Ceux-ci, sur les lamelles, prenaient des teintes de sang vif, mais devant les fentes, entre les persiennes. pâlissaient, décolorés soudain au reflet du grand jour extérieur Et la fraîcheur semblait plus fraîche à deviner l'embrasement de la rue. Une branche d'arbuste, a gauche, battait parfois une natte dont le frisson courait à toutes, en décroissant. Dans l'avant-cour, une grenouille coassait, et des grillons vibraient furieusement, luttant ensemble, dans une symphonie berceusement monotone. La femme, toujours immobile à nos pieds, roulait, dans une feuille de bétel une chique de chaux et de noix d'areck. Pas un souffle ne faisait palpiter sa gorge raide et pointue d'idole froide.

     Tout à coup, la vie entra avec un paon familier, las du soleil. Il vint au bord du lit, dardant sur nous son œil de jais, mendiant une caresse. Je chatouillai son crâne autour de l'aigrette ; content, il s'avança, me frôlant tout à lait. Les doigts lents, je lustrai son dos, son cou, qu'il renflait voluptueusement sous ma main, et, charmé, il demeura sans bouger, hiératique aussi, avec la rutilance de ses plumes vertes, bleues, noires et dorées, que l'ombre métallisait  sans les assombrir.

     Mon hôte, sa tâche achevée, s'accoudait.

—  Vous fumez beaucoup ? lui demandai-je.

—   De cinquante à soixante pipes par jour, répondit-il. I' faut cela. Si je ne fume point, je ne puis travailler et mon estomac me fait souffrir la petite mort...

—   Au fond, qu'éprouvez-vous de particulier? Avez-vous des rêves ?

     Son sourire reparut; un désenchantement y passait. Il reprit : 

—  Vous fumez la cigarette, passionnément ! Avez-vous des rêves?... Non, n'est-ce pas? Habitude ! Tout est habitude ! Seulement, aux dernières pipes, le soir, il m'arrive parfois de trouver mes  sens suractivés. J'entends respirer clos êtres que je ne vois pas, je vois vivre des insectes sur les poutres les plus éloignées, mes doigts trouvent des rugosités à la laque, et je me rappelle des choses très anciennes auxquelles je n'avais jamais plus songé. Puis, des forces et des ardeurs me viennent, passagères, énormes. Le vide ne se peuple pas, mais les choses se transforment, et cette poupée-ci, avec ses lèvres en sang, prend des visages que je n'ai pas adorés,   ne les ayant jamais vus, mais que j'aurais adorés, si je les avais rencontrés — ou que j'ai aimés peut-être, dans une autre vie. Par malheur, cela est  bref ; il faudrait pouvoir continuer, doubler les doses, mais les forces manquent, et je rêve d'un baiser qui m'anéantirait. Alors, ma maîtresse m'emmène...

     Je cherchai une banalité qui voilât mes involontaires réflexions.

     L'homme pâle poursuivit :

     —   Il n'y a que la dernière pipe qui soit bonne et produise autre chose qu'une titillation du palais. La dernière ! Je ne sais pas son chiffre. Cela varie...   Je suis fort bien votre pensée, allez ! mais je reste franc pour vous éviter, à vous romancier, un nouveau mensonge à la vie...

     —   N'avez-vous pas essayé do renoncer à l'opium ? interrompis-je .

     — Parbleu ! lit-il, comme tout le monde, mais j'y suis revenu, car je m'empoisonnais, n'ayant plus ce que vous appelez mon poison. Je serais mort à la peine. D'ailleurs, je suis un fumeur conscient. Je ne fais point de prosélytes parmi les nouveaux venus, ainsi que nos amis. J'ai l'égoïsme de mon vice ou de mon plaisir.. Pourquoi ne fumerais-je pas ? Me l'expliquerez-vous autrement qu'avec des phrases creuses, chauves de vieillesse ? Et pourquoi voulez-vous savoir si on rêve ? Pour le redire ? Bornez-vous donc à votre impression de tout à l'heure. « Ce n'est que cela ! » Si vous restiez ici, vous deviendriez fumeur tout de même, par ennui, mais vous allez partir   

     —   Soit ! répondis-je. Je vous interrogeais par seule curiosité du résultat moral...

     —   Mon cher monsieur, ricana-t-il, la position horizontale  est la meilleure pour le rêve. Cakya-.Mouni n'entra pas debout dans le Nirvana : il se coucha sur le côté droit, et les pieds joints !  L'opium fait une fumée bleue qui sent bon, et pour se perdre, la pensée doit flâner à l'aise... Quand un courrier de France arrive , si je n'en suis qu'à ma dixième intoxication, l'habitude me revient de m "informer : « Y a-t-il par hasard une lettre pour moi ?» Et le « Non, monsieur! » de l'employé   me  pince  quelque chose sous la mamelle gauche. Mais lorsque, à la distribution, j'en suis à la trentième pipe, ce souci n'apparaît point. S'affranchir de l'existence, voyez-vous, c'est encore  la meilleure façon de vivre!

     Nous parlâmes alors d'autre chose, par discrétion mutuelle. Lu femme polissait ses ongles carminés, et lui, ne fumait, plus que des cigarettes. Je pris bientôt congé. Il se souleva encore pour me serrer la main et me dire au revoir ; mais comme je n'arrivais pas  ouvrir les stores, je me retournai en sortant, prêt à m'excuser de ma maladresse. Déjà, il avait repris sa pipe. Et je surpris encore une fois la pupille trop large, l'œil bleu-gris noyé mélancoliquement. Son regard monta de l'instrument vers moi. J'y lus une navrante misère se raillant elle-même, et je partis, laissant cet homme pleurer, sans larmes, la maîtresse qui ne revient plus, l'énergie morte

     .... Elle est dure, la tâche de dépeindre: elle est sauvagement amère, la joie de noter échos et, souvenirs, quand on pense qu'à vous  lire, on ne verra point comme vous avez vu, — si l'on voit, et qu'elle restera inutile, votre musique !

Chapitre VII de,  "AU TONKIN", Victor-Havard, Paris, 1885.

 




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